Prédication du 6.4.14
- «Le sacré fils d’Abraham»
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Lectures bibliques: Genèse 22, 1-19, Matthieu 19, 21-24, Jean
12, 24-25
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Y a-t-il un révolté dans la salle? Je veux dire: est-ce que, parmi nous, il y en a qui trouvent horrible cette histoire dite du «sacrifice d’Isaac»? Je l’espère bien. Car pour beaucoup, nous avons entendu ces récits de l’Ancien Testament si tôt et si fréquemment que nous nous sommes un peu habitués aux horreurs qu’ils contiennent. C’est mon cas.Mais, quand je réfléchis un peu, quand je raisonne en tant que père, moi aussi, je trouve épouvantable ce Dieu qui demande à un homme d’immoler son fils unique. Il joue de manière sadique avec les sentiments paternels d’Abraham, non? C’est révoltant!
J’espère que vous réagissez un peu comme ça. Car sans cette révolte, on risque de comprendre notre histoire de manière très incomplète.
Pour bien saisir ce qu’elle veut nous dire, regardons tout d’abord ce qui l’entoure: juste avant, le chapitre 21 de la Genèse nous raconte le moment où Isaac est sevré; c’est-à-dire, dans la culture juive, l’époque où le garçon est séparé de sa mère, et où c’est le père qui le prend en charge. À ce moment, Sara, sa mère, devient jalouse du fils qu’Abraham avait eu auparavant avec une servante. Elle obtient qu’Abraham chasse ce garçon, Ismaël, et sa mère. Il les envoie dans le désert, les vouant à une mort quasi certaine.
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Puis c’est notre récit du sacrifice (manqué) d’Isaac ; et le chapitre s’achève avec la naissance de Rébecca. La suite racontera la mort de Sara, puis le mariage d’Isaac et Rébecca. Tout nous est donc présenté comme si notre récit était une charnière, une sorte de passage de l’enfance à l’âge adulte pour Isaac.Bien sûr, vous connaissez l’interprétation traditionnelle de notre histoire: Dieu teste la foi d’Abraham, et ce dernier obéit de manière exemplaire. Cette façon de voir est juste et vraie, c’est important de mettre en évidence l’obéissance et la foi d’Abraham… mais il y a dans notre récit des tas d’autres choses dont j’ai envie de vous parler ce matin.
Quelques détails m’ont intéressé. Par exemple, au début, quand Dieu appelle Abraham, il lui dit «Va». Mais le verbe hébreu de la V.O. veut dire plus que ça. Il signifie «Va vers toi», ou «Va pour toi», «Va pour ton bonheur». Ce qui nous donne un indice qu’Abraham, lui aussi, va découvrir quelque chose de nouveau. Ce n’est pas seulement un examen qu’il passe, c’est également un progrès qu’il va faire.
Deuxième détail. Quand Dieu demande à Abraham d’offrir son fils en holocauste, l’hébreu utilise un verbe très courant qui veut dire «faire monter». Ce verbe désigne l’action de l’holocauste: «Fais monter un agneau» signifie «Fais brûler un agneau en holocauste» (vous vous souvenez peut-être que cette sorte de sacrifice était entièrement consumé par le feu, à la différence d’autres sacrifices où on mangeait une partie de l’animal). Mais, «faire monter» ça veut dire aussi, tout simplement… eh bien «faire monter»! «Prends ton fils et fais-le monter sur la montagne», on pourrait très bien le comprendre sans penser du tout à un quelconque sacrifice! «Fais-le gravir la montagne»… Il y a là une ambiguïté, ou alors un jeu de mots!
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Troisième détail. L’hébreu dit qu’Abraham se met en route. Il prend deux jeunes hommes, soit deux domestiques, et son fils. Or quand il reviendra, à la fin du récit, le narrateur dira simplement «Ils revinrent, ensemble». Avant le sacrifice manqué, Isaac est appelé «enfant» ou «fils». Après, il est appelé «jeune homme». Comme s’il avait, ainsi, franchi une étape de sa vie, un palier.
Quatrième détail. Dieu a deux noms, dans cette histoire! Il y a celui qui demande à Abraham de sacrifier son fils (ou de le faire monter), c’est Dieu (en hébreu Elohim). Et il y a celui qui arrête le bras du patriarche et qui rappelle ses promesses de bénédiction, c’est Le Seigneur (en hébreu YHWH).
Dans l’Ancien Testament, Elohim c’est plutôt le dieu strict, de la rigueur, de la morale. Alors que YHWH, c’est davantage le dieu libérateur, celui de la miséricorde et de l’amour, celui qui nous accompagne, l’ami proche.
Conclusion de ces quatre détails: je me demande si, dans notre récit, ce n’est pas Abraham qui passe d’un stade à un autre en même temps que son fils; si ce n’est pas l’histoire d’une découverte par Isaac et surtout par son père, une découverte au sujet de Dieu: ils s’aperçoivent que le Créateur n’est pas que rigueur inflexible, mais qu’il est surtout grâce, amour, volonté de liberté. Cet épisode est un enseignement sur Dieu, qui protège la vie, qui n’aime pas les sacrifices humains. Ce n’est pas tellement l’obéissance aveugle, ou le renoncement, qui sont prônés ici. Mais plutôt la foi en un Seigneur qui veut sans cesse nous rendre libres.
Cette libération va être douloureuse pour Abraham surtout. J’ai l’impression que le fil conducteur de notre récit, c’est la possession du patriarche, sa tendance à être possessif avec son fils.
En effet, résumons. Parce qu’Isaac est assez grand, c’est à Abraham maintenant de l’éduquer. Alors il se sépare de l’autre fils, Ismaël, comme pour garder Isaac tout à lui. Mais Dieu voit le point de résistance, comme Jésus avec le jeune homme riche. Il demande ce seul fils qui reste. Abraham obéit, et, en marchant vers le lieu du sacrifice, pendant trois jours, il se dépossède d’Isaac. Il en fait son deuil.
Par trois fois (cinquième détail), par trois fois, quand on devrait parler de l’agneau à offrir en holocauste, le narrateur dit brusquement «tous deux allaient, ensemble». Comme s’il voulait nous suggérer que la victime, dans cet étrange sacrifice, la victime, c’était tout autant le père que le fils. Abraham, qui devait apprendre à se déposséder d’Isaac: tous deux allaient, ensemble.
Dernier détail, étonnant. Alors qu’on a toujours parlé, pour l’holocauste, d’un agneau, soit d’un animal fils, eh bien c’est un bélier qui sera finalement sacrifié, soit un animal père. La Bible a de ces clins d’oeils!Parce qu’Abraham a accepté de se sacrifier en même temps qu’Isaac, parce qu’il n’a pas retenu son fils, il devient ainsi image prophétique du Seigneur lui-même, lui qui à Golgotha n’épargnera pas non plus son fils unique, pour nous libérer!
Enseignement sur Dieu, qui refuse les sacrifices humains, qui ne veut pas accaparer les hommes, mais les rendre libres.
Enseignement sur nous-mêmes. Nous-mêmes qui, comme Abraham, sommes appelés à nous déposséder, à nous «désaccaparer» de nos enfants, ce qu’exprimait très bien le texte de Khalil Gibran, tout à l’heure. De nos enfants biologiques et de nos «enfants» entre guillemets! Donc de nos entreprises, de nos créations, de nos œuvres, qui font notre fierté.
Non pas de les considérer comme futiles, bien sur! Mais d’éviter de nous y attacher avec excès, de les accaparer, d’empêcher les autres d’y avoir accès.
Une fois que le patriarche a compris que, selon le mot de Ionesco, «c’est souvent la peur de perdre qui nous fait perdre», alors il peut donner, et il recevra au centuple. Depuis ce moment-là, quand il part, il ne prend plus son fils ou ses jeunes hommes: non, ils partent, ensemble!
Abraham, ainsi, a su ne pas retenir son fils, au moment où il le fallait. C’est pour cela qu’il est devenu une figure exemplaire de foi. Il a su le faire ni trop tard ni trop tôt: Isaac n’est pas un petit enfant, c’est un adolescent.
Dès lors, Isaac peut se marier: son père l’a offert, Dieu ne l’a pas pris; il est donc libre!
Goethe disait: «Dieu crée l’homme comme la mer crée les continents: en se retirant» *. Amen
Jean-Jacques Corbaz
* (ou plus probablement Hoelderlin)
Superbe prédication, à part que la citation finale me semble être de F. Hoelderlin...
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