(en "réponse" à un feuilleton d'Anne Rivier - merci -, où Alice écrivait à feu son pasteur de mari; j'ai rebondi sur ce qu'elle disait pour donner la parole et le son de cloche à Jean-Paul Wermeille. Occasion de dire deux ou trois choses sur la mort et sur l'amour!)
N.B. On peut lire les deux premiers épisodes d'Anne Rivier, qui ont inspiré mon texte, sur le site des Editions Domaine Public, à la page http://www.domainepublic.ch/articles/7943
Mon propre texte s'y trouve à la page http://www.domainepublic.ch/articles/686
Alice, ma veuve, ma chérie,
N.B. On peut lire les deux premiers épisodes d'Anne Rivier, qui ont inspiré mon texte, sur le site des Editions Domaine Public, à la page http://www.domainepublic.ch/articles/7943
Mon propre texte s'y trouve à la page http://www.domainepublic.ch/articles/686
Alice, ma veuve, ma chérie,
Je
souris en pensant à ton étonnement à me lire. Multiple. D’abord,
parce que je ne t’ai pas écrit souvent. Alors, maintenant que je
suis “ton feu”, ce doit être particulièrement inattendu.
Pourtant, tes lettres me touchent, et y répondre s’impose à moi
de manière presque brûlante.
Et
puis, bien sûr que j’hésite à t’appeler “ma chérie”. Tu
le sais, les mots ne sont jamais sortis facilement, ni de ma bouche
ni de ma plume. Pas démonstratif, pudique, voire taciturne, le
Jean-Paul Wermeille. Combien de fois t’ai-je dit “ma chérie”
au cours de ces vingt dernières années? Trop peu à mon désir.
C’est bête, il me semble que souvent, je n’osais pas.
Oui,
oui, évidemment, il y a -non, il y avait- Julie Cachelin. Ou plutôt
son fantôme, puisque je n’ai jamais réussi à aborder le sujet
avec toi. Quel âne j’ai été... Il a fallu que ce soit toi, qui
pourtant ne respires pas (pas encore) l’Esprit d’En-Haut, qui y
viennes. Une fois de plus, je ne brille pas par mon audace. Mais ça,
tu le sais très bien. Très.
Alors,
d’abord, merci d’avoir eu le courage de mettre Julie à plat sur
la table -si j’ose dire en pensant à son nez proéminent!
Imagines-tu l’émotion que tu me fais, quand je lis “j’avais
peur que tu nous plaques”? Mais, ma brave Alice, je croyais bien
être le seul à redouter une rupture. Et ça, ça ne m’aidait pas
à cracher le morceau. Sans toi, je devenais quoi? Et sans Jeanne,
mon trésor...
Tu
te souviens, quand tu écoutais dix fois par jour la chanson de Jean
Ferrat? “Avec le commodore et avec l’ami Pierre, ce qu’on va
s’en payer mes petits rigolos, en dansant la bourrée des trois
célibataires: nos femmes s’sont fait la malle avec leur libido”...
Comme j’angoissais en imaginant que c’était ton envie que tu
exprimais en repassant sans cesse ce disque. Alors, j’ironisais,
pour exorciser ma peur: “Avec le pommodore et avec l’abbé
Pierre...” -et tu bisquais, bien sûr, à tous les coups.
Je
vais essayer de ne plus jouer au jeu des reproches, les yeux dans les
poches. Nous n’y avons que trop été assidus, tous les deux, après
nos années de soleil. Sache donc que Julie Cachelin a débarqué
dans mes désirs un automne de lassitude: j’étais fatigué
d’écouter les mêmes récits de paroissiennes grippées de
solitude, les mêmes peurs d’avoir un cancan, un cancer; les mêmes
tout petits riens qui empoisonnent l’existence, goutte à goutte,
faute de savoir prendre de la distance. Et voilà que, quand je
rentrais à la maison, j’entendais un lamento semblable. Je ne dis
pas que c’était de ta faute, je précise, mais ce dont j’avais
besoin, c’était une autre musique.
Oui, bon,
tu as compris: la fugue, ça se joue à l’orgue. Et Julie a su y
mettre les jeux qu’il fallait. “Le pasteur Merveille”, elle
m’appelait. Une fois de plus ma faiblesse de caractère m’a
trahi, tu viens aussi de le penser toi-même.
Et
puis, un corps jeune, différent, mystérieux; à conquérir. Malgré
mon côté routinier, je rêvais de changement, comme pour retrouver
mes seize ans; ardent. J’ai aimé désirer. Tu vois, même petit
bourgeois, ton feu n’est pas de bois.
J’ai
donc un tantisoit fui la réalité, et tu m’en vois terriblement
désolé. Pourtant, sache-le, peu à peu ma relation avec Julie m’est
devenue moins gratifiante. Je me sentais moins libre. J’avais
davantage besoin de m’évader, de sortir.
C’est
alors que j’ai vraiment apprécié le jardin. Seul avec mes
légumes, je n’entendais plus que la voix fragile du Créateur à
travers le vent, le soleil, la vie qui pousse et fleurit... Les
abeilles, les papillons étaient mes meilleurs paroissiens. J’ai
passé de plus en plus de temps dans ce coin (tu te souviens?
Paradis, ça veut dire jardin).
Bien
sûr, il m’arrivait de culpabiliser. Il y avait tant à faire dans
nos cinq villages: les malades, les dépressifs, les solitaires; les
enfants, les catéchumènes; les couples à marier, les baptêmes;
les oui, les morts à enterrer, les veuves à entourer... Mais quand
je me sentais las, peu disponible, eh bien je ne trouvais que la
force d’aller désherber mes carreaux. Faible, je te l’accorde.
Mais je n’avais pas mieux en stock.
Savais-tu
que, souvent, on peut choisir le lieu de son Départ? Pour moi, en
tout cas, je n’aurais pas voulu quitter la vie ailleurs. C’est
dans ce jardin que je me suis senti le plus heureux.
Et
c’est pour cela aussi que j’ai aimé les paroles de Laporte. Pas
à l’église, donc, -et ça me fait presque plaisir que tu le
trouves pire prédicateur que moi-. Mais ce qu’il a dit sur le
silence, touchant, et le dépouillement. Je crois qu’il avait
compris plus de choses que je ne lui en avais dites.
Le
culte, par ailleurs, je n’en attendais rien. Absolument rien. Les
services funèbres ne sont pas faits pour les morts, mais pour les
vivants. Ceux qui restent doivent apprendre à vivre sans l’absent,
quels que soient leurs sentiments pour lui (et tu l’éprouves bien,
j’aime ton expression de deuil à plein temps). Le culte, c’est
justement un temps fort de ce travail. Parler ou non du défunt?
Prier? Chanter, juste ou faux? Rire? Pleurer? Sermonner? Se taire? La
seule vraie question est: de quoi avez-vous besoin pour passer ce
cap?
Alors,
un autre ou Laporte, que m’importe. Tu l’appelles deux fois mon
ami; j’hésiterai à le qualifier ainsi. Mais ai-je jamais eu de
réels amis? Collègue à mon sens lui convient mieux. J’allais
écrire “colllègue”, avec un triple “L” colllé au palais,
royal et giscardien... Son parler ampoulé me fait encore sourire,
ici-haut.
Mais.
Permets-moi de marquer ici un désaccord. Notre fille ne manque pas
d’humour. Seulement, elle avait besoin d’autre chose, pendant ce
prêche besogneux. Besoin de repenser sa vie, de la réorganiser.
D’inventer une autre relation avec moi. Déjà que ce n’était
pas simple, face à face. Déjà que ma tendresse était presque
toujours maladroite: ou trop proche, donc intrusive, ou trop
lointaine, donc paraissant indisponible ou indifférente. Jeanne
n’avait pas les mêmes demandes que toi, en ce calme premier
octobre. Toi, tu as plus vécu, tu sais mieux prendre du recul.
Jeanne.
Tu lui feras lire cette lettre, je t’en prie. Moi qui ai tant parlé
d’amour en chaire, mais qui ai si mal su vraiment aimer, en chair,
j’aurais voulu lui montrer mon affection tellement mieux, plus
fort, plus lumineux. Crois-tu que ces lignes...
Je vous
embrasse toutes les deux. Un jour, je pourrai de nouveau vous serrer
dans mes bras. Ici, c’est... c’est impossible à décrire, mais
mille fois, des milliards de fois mieux que tout ce que j’imaginais.
Vous verrez. Je vous attend.
PS
Je
me suis souvent demandé pourquoi tes parents t’avaient donné
cette ribambelle de prénoms, comme s’ils te destinaient à une vie
d’altesse royale: Alice, Ophélie, Patricia, Irène, Denise. En
adressant ma missive à Alice O.P.I.D. Wermeille, comme derrière le
miroir, j’y ai vu le signe que l’humour ne leur avait pas posé
de lapin!
Jean-Jacques Corbaz, octobre 2004
Jean-Jacques Corbaz, octobre 2004
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire