Narration des 30.10 et 7.11.2022
Comment David et Saül se sont
raccommodé
(1 Samuel 24)
Esaïe 9, 1-6; 2 Corinthiens 5, 17-20; Matthieu 5, 43-45
L’histoire pourrait commencer comme un film d’action: les deux hommes se regardent, mâchoires serrées, l’oeil noir... Tous deux transpirent. À cause de la chaleur, mais aussi parce qu’ils sont tendus à l’extrême, chacun guettant la réaction de l’autre. Prêts à dégainer, à se voler dans les plumes comme deux coqs agressifs!
Derrière eux, leurs troupes attendent, en retenant leur souffle.
L’air est moite. David n’entend que la respiration de son ennemi, bruyante, un
peu rauque. Est-ce qu’il a
peur? se demande David. Avec une telle armée sous ses ordres?!? Est-ce qu’il
essaie d’évaluer les forces en présence? On dirait... on dirait qu’il cherche à
mettre de l’ordre dans son esprit.
David a envie de fermer les yeux. De prier. Et... de se souvenir.
C’était presque aussi oppressant, quand il s’était battu contre le géant.
Comment avait-il fait? Il n’avait pas réfléchi alors. Heureusement
d’ailleurs, car sinon il se serait enfui! À toutes jambes! Il n’avait pensé à
rien, à rien d’autre qu’au lion qu’il avait tué d’un coup de fronde, pour
protéger son troupeau. Et il avait fait les mêmes gestes, exactement.
Machinalement, comme si quelqu’un d’autre le dirigeait depuis l’intérieur.
Et c’est ainsi qu’il avait gagné. Abattu le géant Goliath, le
champion des Philistins! La gloire, tout soudain!
La gloire, oui, mais aussi le début de la peur! Et des manoeuvres par
derrière, des jalousies de la cour, des coups tordus et compagnie! - Tout ce
qui l’avait amené là, à se cacher dans cette caverne, à Eïn-Guédi... Et puis maintenant
à se montrer, en position de faiblesse, à Saül, qui le cherche, à Saül qui veut
le tuer, à Saül son pire
ennemi!
Après la victoire sur les Philistins, le peuple, fier et insouciant,
avait célébré en chantant: “Saül a tué ses mille, et David ses dix mille”. On
l’avait porté en triomphe, et les plus fous disaient déjà, sur un ton exalté,
qu’il ferait un bon roi! Un tout bon! Un meilleur roi peut-être que Saül!?
La légende s’amplifiait. Le jeune berger, à la tête d’une division de
l’armée royale, avait volé de succès en victoire. Et la ferveur populaire avait
fait le reste. “ Saül a tué ses mille, et David ses dix mille”.
- Dix fois plus que moi! Son chef, son roi! Auraient-ils déjà oublié,
mon peuple, tout ce que j’ai fait pour eux: les Philistins, toutes ces années
de guerre?
Comme une pourriture, la jalousie s’était mise à ronger le coeur de Saül:
- Qu’est-ce qu’il a de mieux que moi? Oui, il est jeune, il est
beau... les gens l’adorent. Pourtant, c’est moi que Dieu a choisi, pour régner
sur son peuple; c’est moi, et pas lui!
Saül avait mal. Mal à sa couronne, et peut-être même à sa foi. Mal à
son culte. Les regards admiratifs que les filles de Jérusalem lançaient sur
David devenaient pour Saül des insultes. Même ses propres enfants, Mical et
Jonathan, ne voyaient de beau que ce jeune berger frondeur.
Trop, c’est trop! Un jour que David chantait une de ces chansons
modernes qui lui couraient sur le fil, Saül avait vu les yeux de Mical, tout
ronds, émerveillés, béats...
- Oh non, ma fille, pas toi!
Saül avait disjoncté. Empoigné sa lance, et... essayé de transpercer le jeune coq! Lequel avait évité le coup, comme par miracle. Et s’était enfui, loin dans la montagne.
Depuis, c’était la guerre civile. Le pays s’était divisé en deux: d’un côté, les partisans du vieux roi, les loyalistes; et de l’autre, la bande à David, les fougueux, les têtes brûlées.
Guérilla; échauffourées, à coups de pierre, à coups d’épées; razzias,
pour se ravitailler... La violence était montée... avec l’angoisse et la
peur... la colère et la haine... Espions, délations... Tous les coups étaient
“bons” (euh enfin, « bons »...).
Jusqu’à cette rencontre, maintenant, devant la grotte, à Eïn-Guédi. La
bande à David, harassée par la poursuite, s’était réfugiée au fond de la
caverne, pour souffler un peu. Elle savait l’armée royale sur ses talons.
Mais voilà que, sans le savoir, Saül s’était arrêté au même endroit.
Pile devant la grotte, il avait ordonné une pause. Un besoin naturel, comme on
dit! Le roi s’était isolé derrière un rocher, près de l’entrée... s’était
accroupi (joli terme des Anciens pour parler d’autre chose!)... il était là,
seul, sans défense, à quelques mètres de son mortel ennemi!
Les compagnons de David se sont dit que la chance avait tourné. Ils
ont poussé leur chef: “Va-z-y, il est à toi!” - “Dieu le livre entre tes
mains!” - “C’est la fin de nos persécutions!”
La belle occasion a fait frissonner le jeune chef de guerre. Mais
c’est un autre combat, intérieur, qui s’est alors engagé dans son coeur: tuer
celui que Dieu a choisi pour régner sur Israël? Mais c’est céder au piège, au
cercle vicieux de la violence... Pourtant: c’est aussi la fin de tous mes
ennuis. Il ne me voit pas, un seul coup suffira. Si
souvent nous avons prié le Seigneur qu’il nous délivre de ce roi paranoïaque...
David s’est levé, doucement... doucement... sans bruit... Il
s’est approché... comme un chat... Et, soudain, vif comme un serpent qui mord,
a sorti son épée et... coupé un morceau du manteau de Saül.
Saül qui n’a rien vu, rien senti. Saül qui s’est levé, royalement
soulagé (!) - et qui a
rejoint ses troupes. Pendant que David, dans le silence de la caverne, David
affrontait le regard de ses compagnons fâchés, qui n’avaient rien compris. Qui
le traitaient intérieurement de lâche, de faible... Qui s’apprêtaient à jaillir
de l’ombre pour attaquer le roi à sa place...
Alors, David s’est relevé. Il s’est interposé entre les deux armées.
Lentement, le coeur battant, il est sorti de la grotte, jusqu’en
plein soleil. Face à Saül, face à l’armée royale qui le traquait, ébloui de
lumière, il a appelé:
- Majesté!! ... Majesté!?
Saül s’est retourné, surpris.
- Majesté! Pourquoi écoutes-tu les mauvaises langues qui disent que je
te veux du mal? Regarde: tout à l’heure, à l’entrée de la caverne, je te tenais
au bout de mon épée. Vois ce morceau de ton manteau.
J’aurais pu te tuer. Mais j’ai dit: non! Non, jamais je ne porterai la main
sur mon roi!
Et voilà pourquoi les deux hommes se regardent maintenant, crispés; en sueur... Prêts à dégainer... sous les yeux de leurs troupes, qui retiennent leur souffle... Un seul geste de Saül, et: c’est la tuerie, effroyable!
Le roi ouvre la bouche. Il va donner ses ordres. Ses lèvres bougent,
mais aucun
son n’en sort... Ses joues brillent, des perles de transpiration coulent,
mais... mais non, ce... ce sont des larmes?! Saül pleure!?
- David, c’est toi? David...
L’émotion l’empêche d’en dire davantage. Puis il se reprend:
- David, tu es plus juste que moi... Je t’ai fait du mal... et toi...
Tu m’as épargné!”
Dans les rangs des deux armées, on sent la tension qui tombe. Les
mains se décrispent... Les soldats reposent leurs armes... Et chacun peut voir
une colombe qui survole calmement la caverne d’Eïn-Guédi, ses rochers, ses
ombres...
D’habitude, quand le roi rejoint son gibier, il n’a pas de pitié.
Quand un chef d’armée tient son ennemi, il ne le laisse pas continuer
tranquillement son chemin... Aujourd’hui, pense-t-on, aujourd’hui la bonté,
l’espoir de paix sont plus forts que la haine.
- Je le sais, dit Saül à
David, un jour, c’est toi qui seras le roi de ce peuple. Et un jour, bien plus tard, sur l’arbre des générations
et des générations, un rameau portera le
nom de Fils de David. On l’appellera Roi merveilleux, Conseiller, Dieu fort;
Prince de la paix. Aux hommes de bonne volonté, il
proclamera: Heureux les créateurs de paix, ils seront appelés “enfants de
Dieu”.
Maintenant, c’est David qui pleure. De joie; de soulagement. Et là-haut, encore, c’est même Dieu qui pleure. Heureux que sa volonté soit faite, sur la terre...
Mais il le sait, mais nous le savons: il restera encore des milliers,
des millions d’occasions où, là aussi, la paix se jouera sur un souffle,
fragile... sur une obéissance...
Saurons-nous, comme Saül, comme David, la saisir?
Amen
Jean-Jacques Corbaz
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire