Une paroissienne m'a demandé comment comprendre cette expression difficile. Plutôt qu'une prédication, je préfère rédiger cette notice, même si elle est relativement superficielle, en espérant qu'elle soit utile à d'autres!
Dans toute la Bible, on trouve cinq fois une expression qui se rapproche de celle qui nous occupe. Leur sens est assez semblable, avec quelques nuances de détail. Je vous propose d'examiner ces cinq passages dans un ordre presque chronologique.
1. Ancien Testament: Esaïe 63, 10
Le prophète rappelle d'abord les bienfaits de Dieu: ce dernier a reconnu Israël comme son peuple, ses enfants; il les a sauvés, portés, rachetés. Puis le verset 10 précise: "Mais eux se cabrèrent, ils accablèrent son Esprit saint. Alors, il se retourna contre eux en ennemi..."
L'auteur dénonce donc ici le manque de reconnaissance du peuple à l'égard de Dieu. Ils n'ont pas fait honneur à ses cadeaux, ils se sont rebellés. Ils continuent de se comporter comme s'il n'existait pas. Accabler l'Esprit saint, c'est ainsi nier les actes de salut du Seigneur, ne pas tenir compte de ses bienfaits et le tenir à l'écart de sa vie. C'est alors que Dieu, dit Esaïe 63, se "met en guerre contre eux". Mais il le fait dans un but pourrait-on dire pédagogique, puisque le verset 11 mentionne que le peuple, alors, se souvient de son sauveur, et le supplie à nouveau.
Pour mieux comprendre ce passage, il faut savoir que, dans le judaïsme, l'Esprit de Dieu donné à l'homme n'agit pas automatiquement. Il peut être amoindri dans son action par le désintérêt de ses destinataires (un peu comme aujourd'hui une psychothérapie, qui est inefficace si le patient ne collabore pas). Accabler l'Esprit saint revient donc ici à freiner son élan, à diminuer sa puissance par notre comportement égoïste.
Notons encore que le "péché" dans ce passage n'est pas individuel: il est collectif, il concerne le peuple dans son ensemble.
tiré du film "Hiver nomade" |
(a) Epîtres: Ephésiens 4, 30
Dans les années 80 après J-C, l'auteur de la lettre aux Ephésiens, un disciple de l'apôtre Paul, conclut une liste d'exhortations éthiques et morales (ne pas mentir, ne pas voler, surveiller ses paroles...) par cet appel: "N'attristez pas le Saint-Esprit, dont Dieu vous a marqués comme d'un sceau pour le jour de la délivrance." Nous nous trouvons dans une perspective très proche d'Esaïe 63, mais, cette fois, dans une dimension individuelle. Le manque d'égard pour autrui est un frein à l'Esprit de Dieu qui veut nous sauver. Le sceau dont les croyants sont marqués désigne certainement le baptême.
En d'autres termes, l'auteur d'Ephésiens 4 veut dire: "Vous, chrétiens, ne pensez pas que le salut de Dieu, dont votre baptême est le signe visible, soit capable de vous transformer par sa seule puissance. Si vous n'essayez pas de traduire la grâce de Dieu en gestes dans votre conduite quotidienne, eh bien, son pouvoir en sera diminué!"
(b) Evangiles.
Les passages les plus connus sur notre thème figurent dans les trois évangiles dits "synoptiques". Ce sont aussi les paroles les plus dures, celles qui nous laissent, davantage que les autres, remplis d'interrogations... ou de culpabilité! Regardons-les de plus près, en mentionnant les différences de perspective de chaque auteur. Donc son contexte, son but et sa théologie.
1° Marc 3, 29
C'est autour de 70 après J-C qu'est rédigé le plus ancien des quatre évangiles connus. Ce livre, conçu pour provoquer l'étonnement du lecteur afin de l'intéresser à Jésus, abonde en récits où les personnes qui côtoient l'homme de Nazareth sont remplies de questions à son sujet.
Dans ce contexte, les conflits et les controverses avec les chefs juifs sont nombreux. Au cours d'une de ces disputes, Jésus est accusé par les scribes (spécialistes de la Loi de l'Ancien Testament, figures des opposants au Christ) d'agir au nom de Beelzeboul (un prince des démons dans le judaïsme). Jésus réfute l'argumentation de ses adversaires, puis il conclut par ces mots, très durs: "Tout sera pardonné aux humains, leurs péchés contre Dieu, leurs blasphèmes, aussi nombreux soient-ils. Par contre, si quelqu'un blasphème contre l'Esprit Saint, il reste sans pardon à jamais; il est coupable pour toujours."
Ici, on le voit, Jésus s'adresse aux scribes, qui viennent de nier sa relation avec Dieu, et qui l'accusent d'être un émissaire du Mal. Nous sommes dans une violente polémique, et le blasphème contre l'Esprit Saint est le fait non pas de chrétiens, mais d'opposants au Seigneur de l'évangile. Un blasphème, c'est une parole ou un acte qui s'attaque à Dieu, à sa puissance, à son Nom.
Heureusement, la parole de Jésus commence par affirmer clairement le pardon universel! Pour toutes et tous! Sinon, nous pourrions culpabiliser à cause de nos doutes! Mais le péché qui est dénoncé ici, c'est la prétention aveugle de ceux qui confondent le vrai Dieu avec les forces démoniaques; et qui croient que le pouvoir de Jésus de chasser les démons vient du diable, et non de l'Esprit divin. Ce que Marc veut nous dire, c'est, en d'autres termes: "Toutes vos paroles contre le Seigneur peuvent être pardonnées. Tous vos actes et vos doutes, aussi. La seule offense impardonnable, c'est de confondre les princes du Mal avec Dieu. Car si votre esprit humain est confus au point de ne pas faire la différence entre un satan et le Père du Ciel, alors l'action du Saint-Esprit sera impuissante à vous sauver. Une telle confusion spirituelle est un obstacle à l'amour de Dieu qui veut vous pardonner."
2° Matthieu 12, 31-32
Quelque dix ans plus tard, la situation des disciples du Christ a évolué. Ils se trouvent en plein conflit avec la religion juive. Un croyant, héritier de traditions orales remontant à Matthieu, décide de rédiger à son tour un évangile, un récit de la vie de Jésus. Pour donner des réponses aux nouveaux défis qui sont apparus, il reprend presque toute l'oeuvre de Marc en la réécrivant. Il lui ajoute de nouveaux passages, et surtout de nombreux discours où il montre Jésus enseignant les foules comme un Maître, un "rabbi" plein d'autorité. Pour ce nouvel évangile, l’enseignement du Christ suscite davantage la confiance et la foi que l'étonnement, et il a désormais autorité sur la Loi juive (voir ses fameux "Vous avez entendu... mais moi je vous dis...", par ex. en Mt 5, 21 ss).
Au chapitre 12, l'évangile selon Matthieu reprend le récit que Marc a fait de la controverse avec les scribes. Mais les adversaires de Jésus sont, cette fois, les Pharisiens, tendance religieuse attachée avec excès au respect tatillon de la Loi juive. En effet, c'est ce groupe qui est le plus fort, dans les années 80. C'est lui qui est au coeur du conflit avec les disciples du Christ. Beaucoup de scribes d'ailleurs en font partie.
Chez Matthieu, la réponse de Jésus à ses opposants est plus longue que chez Marc. Le Christ y est dépeint comme un enseignant qui répète bien la leçon, pour se faire comprendre clairement: "Tout sera pardonné aux humains, leurs péchés contre Dieu, leurs blasphèmes, si nombreux soient-ils. Par contre, le blasphème contre l'Esprit Saint ne sera pas pardonné. Et si quelqu'un dit une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera pardonné; mais s'il parle contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné, ni en ce monde, ni dans le monde à venir."
Ici à nouveau, l'évangile commence par affirmer le pardon inconditionnel pour tous. Et à nouveau également, c'est l'aveuglement de ceux qui confondent l'action du vrai Dieu avec les forces diaboliques qui est dénoncé. Si même les démons appellent Jésus "Fils de Dieu" (voir Mt 8, 29), alors pensez combien les accusateurs de Jésus sont complètement à côté de la plaque spirituelle; en-dehors du rayonnement divin!
L'auteur, en ajoutant la seconde phrase, souligne avec plus de force encore le message de Marc: l'homme peut très bien ne pas reconnaître le Fils de l'homme, c'est-à-dire Jésus dans sa dimension eschatologique (= qui concerne la fin des temps); ça, ce sera pardonné. Par contre, ce qui entraîne la condamnation, c'est la confusion spirituelle qui rejette l'action du Père en Jésus, en qualifiant ce dernier de suppôt de satan.
Relevons encore que Matthieu ne mentionne nulle colère de la part de Dieu. L'attitude des Pharisiens ne provoque aucune réaction de rejet divin par punition. Non, elle montre que ces hommes se mettent, eux-mêmes, hors d'état d'être sauvés.
3° Luc 12, 10
Vers la fin du premier siècle de notre ère, un nouvel évangile, celui de Luc, voit le jour. Jusqu'ici, les disciples du Christ pensaient que la fin du monde était imminente, et que la résurrection en était le signe avant-coureur. Pourtant, les années passent, et les temps derniers se font attendre. Des Eglises ont été fondées un peu partout dans le monde hellénistique. En même temps, les persécutions de la part de l'Empire romain redoublent de violence.
Dès lors, on en vient à penser différemment. On se dit que l'événement de Pâques n'est pas le début de la fin, mais plutôt une charnière dans le temps. Un nouveau commencement. Une ère autre, neuve, est née: celle des apôtres, envoyés par l'Esprit saint annoncer la bonne nouvelle; l'ère de l'Eglise, communauté universelle des croyants au Christ.
Une fois encore, situation nouvelle et nouveaux défis pour ceux qu'on appellera plus tard les "chrétiens". Le troisième évangile va donc reformuler le message de Jésus et la foi dans cette nouvelle perspective.
Sur le thème qui nous occupe, Luc reprend le verset de Matthieu, mais en l'insérant dans un tout autre contexte. Nous ne sommes plus dans le cadre d'une polémique avec les Pharisiens. Jésus, au milieu d'une foule importante ("par milliers", voir 12, 1), parle à ses disciples, il les engage à tenir bon face aux persécutions. Il les assure que "quiconque se déclarera pour moi (= Jésus) devant les hommes, le Fils de l'homme aussi (donc Jésus dans sa dimension eschatologique, dans sa dimension qui concerne la fin des temps) se déclarera pour lui devant les anges de Dieu (= au Jugement dernier). Mais celui qui m'aura renié par devant les hommes sera renié par devant les anges de Dieu."
Et c'est juste après ces mots que Luc insère le verset de Matthieu: "Si quelqu'un dit une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera pardonné; mais s'il blasphème contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné."
Dans la théologie de Luc, cette phrase prend un sens nouveau. Elle établit une distinction entre le temps de la vie terrestre de Jésus et celui des apôtres, de l'Eglise. Dans le premier, dit-elle, il est pardonnable de ne pas reconnaître la divinité de Jésus. Même sa mort est pardonnable (Luc 23, 34)! Par contre, dans le second temps, c'est "rien ne va plus": nous vivons la dernière possibilité donnée à Israël de se convertir. Les apôtres, qui proclament l'évangile animés par l'Esprit saint, sont votre ultime chance d'être sauvés. Si vous manquez ce train là, il n'y en aura plus d'autre!
N'oublions pas ici que Luc écrit dans un temps de violentes persécutions. Et qu'il en va de la survie de l'Eglise naissante. Il s'agit donc aussi, par ces mots très exigeants mis dans la bouche de Jésus, d'encourager les croyants à la fidélité et au respect de la foi, malgré les violences qu'ils subissent. Ne trahissez pas, dit ainsi Luc, c'est votre salut qui est en jeu!
Et ici encore, vous remarquez qu'il n'y a aucun sentiment exprimé, dans ce jugement: Dieu n'est pas en colère, ce n'est pas une punition qui est annoncée contre les "blasphémateurs", car ce sont eux qui s'excluent tout seuls du salut.
3. En conclusion
Ce bref tour d'horizon nous montre bien que le "péché contre le Saint-Esprit" est un thème peu fréquent dans la Bible, et qu'il s'inscrit dans des problématiques très particulières. Les contextes de ces cinq versets sont bien différents des nôtres. Ces paroles n'ont aucune portée générale. Elles ne s'appliquent à aucune situation d'aujourd'hui qui nous concerne. Les "menaces" qu'elles véhiculent ne s'adressent pas à nous, il n'y a donc aucune raison d'en avoir peur!
Confondre Jésus avec un suppôt du Mal ne me semble pas un risque, même mineur, pour les croyants de notre siècle. Et la notion d'urgence liée à la fin des temps s'est fortement estompée!
Pour autant, ces versets ne sont pas dénués d'intérêt pour nous. Il serait faux de conclure de ce qui précède "circulez, y a rien à voir!".
Car ces paroles nous rappellent avec force, ô combien, que l'évangile n'est pas une douce chansonnette ni une berceuse. La foi au Christ, ses promesses, sa vie et sa mort sont à prendre au sérieux. Elles sont porteuses de défis permanents. Il s'y joue l'essentiel de notre existence.
Rapportés au coeur de l'évangile, les cinq passages que nous venons de lire nous invitent de manière pressante à accepter d'être sauvés. À laisser Dieu travailler en nous, par son Esprit, pour faire de nous ses tout proches, ses enfants. Ils nous encouragent à tenir bon, à ne pas "cacher le drapeau de notre foi".
Ne les comprenons pas comme des menaces ou des condamnations. Il s'agit bien plutôt d'indiquer le sérieux de la question. Un peu comme le petit enfant à qui ses parents diraient "si tu ne manges pas tes légumes, tu vas tomber malade"... En grandissant, il comprendra que c'était un encouragement, et pas une punition annoncée!!
Ces cinq paroles nous appellent, enfin, à ne pas craindre d'exprimer nos questions ou nos désaccords face à l'enseignement de Jésus, et, plus généralement, de la Bible! Nous ne serons pas condamnés pour cela. L'essentiel ne se joue pas dans la vénération de versets ou dans l'adhésion à des dogmes. Mon salut, l'essentiel, il réside dans l'action de Dieu pour moi.
Ma seule responsabilité, c'est de laisser Dieu agir, et me transformer.
Et ça, c'est quelque chose!
Jean-Jacques Corbaz
Note: pour plus de précisions sur les particularités de chacun des 4 évangiles, voir le document "Comment se sont formés les évangiles", accessible dans ce blog à la page <http://textesdejjcorbaz.blogspot.ch/2012/11/comment-se-sont-formes-les-evangiles.html>.
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