
Benoit Grimonprez
CONTRESENS BIBLIQUE

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Benoit Grimonprez |
Introduction aux lectures:
Apocalypse. Mot galvaudé, traité à toutes les sauces. Si souvent synonyme de catastrophe, de déchainements violents, d’anéantissement final.
Pourtant, en grec, apocalypse signifie «ouverture», ou «révélation».
Écoutez cet extrait de l’introduction que donne à ce livre biblique la traduction en français courant :
«Ce livre se compose en grande partie de visions et de révélations. Il les exprime dans un langage symbolique et imagé, que les croyants, familiers de l’Ancien Testament, pouvaient plus facilement comprendre, alors qu’il restait mystérieux pour les autres lecteurs. (…)
L’affirmation centrale du livre est claire : en opposition au triomphe momentané des forces du mal, la victoire totale et définitive sera remportée, pour Dieu et pour les siens, par Jésus. (…)
Les lecteurs d’aujourd’hui comprendront mieux ce livre difficile s’ils n’y cherchent pas les détails d’un avenir catastrophique. L’intention de l’auteur n’est pas de faire peur aux croyants (ni de décrire exactement ce qui viendra), mais de leur donner du courage dans les temps difficiles».
Lectures: Apocalypse 4, 1-11; Apocalypse 5, 1-10; Psaume 4, 2-9
Prédication
Le livre de la Genèse, qui raconte la Création, souligne un fait curieux: chaque fois qu’il invente quelque chose, Dieu dit que c’est très bon. Même quand il crée l’être humain! Ça vous étonne?
D’autres pages de la Bible sont plus réservées à ce sujet. Elles soulignent plutôt que notre espèce est aussi capable du pire. Car, oui, le Livre sacré est à notre image, et il décrit les faces sombres de l’humanité autant que les côtés ensoleillés!
L’Apocalypse appartient à la catégorie des plus pessimistes, vous l’avez deviné sans peine. C’est bien normal: elle a été composée dans une époque troublée, tissée de violences, d’injustices et de persécutions pour les chrétiens. Oui, un peu comme aujourd’hui!
En ce temps-là, ce sont les Romains qui tiennent le couteau par le manche. Les légions italiennes sèment la terreur au nom d’un empereur qui demande qu’on s’agenouille devant lui. Quiconque refuse est massacré sans pitié.
En particulier ce sont les disciples du Christ qui sont persécutés. Pourquoi? Parce que l’évangile est une force de résistance supérieure aux autres religions ou philosophies. Et une force de résistance qui donne des boutons de fièvre aux despotes, eh bien il faut l’abattre, ça ne rate jamais!
Dans ces temps opaques, il y a près de 2000 ans, un chrétien écrit un livre mystérieux qu’il nomme l’Apocalypse. Ce n’est pas le premier, loin de là. À cette époque, des quantités d’apocalypses sont rédigées, soit par des juifs soit par des chrétiens. Il y en a plusieurs centaines! La plupart ne sont pas dans la Bible.
Apocalypse veut dire «révélation»; ou «ouverture». L’auteur veut nous dire que, dans un sens imagé, Dieu ouvre dans l’Apocalypse un paquet fermé, caché. Et dans ce paquet, les croyants trouvent des réponses à leurs questions. Ou bien ils trouvent des consolations. Ou ils trouvent quelque chose qui donne un sens à leur vie, au milieu de leurs souffrances.
Leurs questions? Vous les devinez. «Pourquoi la violence a-t-elle le dessus? Pourquoi Dieu laisse-t-il tous ces gens qui croient en lui se faire massacrer par les djihadistes... euh pardon, par les Romains?»...
L’Apocalypse dite de Jean essaie de répondre à ces questions. Ou plutôt, de dire comment Dieu y répond. Nous verrons tout-à-l’heure qu’il y a là une nuance fondamentale. Elle le fait de manière imagée et codée, comme toutes ses semblables. Elle s’exprime par le biais de symboles, d’images, de chiffres; de fantasmagories. Mais on peut voir trois différences importantes entre notre Apocalypse et les autres. Trois différences qui vont correspondre aux trois dernières parties de cette prédication.
Première différence (montrer le «livre»): le livre qui donne les réponses, ce livre est fermé. Il y a sept sceaux qui empêchent de l’ouvrir. Impossible! Et on nous dit que personne de chez personne n’est capable de le desceller et d’en permettre la lecture.
Ainsi donc, les explications à nos mystères, elles restent cachées. Personne sur la terre, vraiment personne, ne peut donner des réponses justes aux questions des victimes, aux «pourquoi». C’est essentiel.
Il y a des quantités de gens qui croient savoir répondre à toutes ces interrogations. Ceux qui ont le pouvoir pensent détenir aussi le savoir. L’Empereur de Rome, par exemple.
Mais non. Sur terre, personne ne peut. L’Empereur de Rome pas plus qu’un autre. Seul un extraterrestre en est capable! Quelqu’un qui vient d’ailleurs, celui que notre Apocalypse appelle l’Agneau. L’Agneau, c’est une figure cachée du Christ, vous l’avez compris.
Vous voudriez ouvrir ce livre? Vous voudriez que je l’ouvre? Non, impossible. Il restera fermé. Ni vous ni moi ne sommes capables, ou «dignes» d’accéder aux réponses ultimes. Mais nous savons qu’elles existent, même si elles nous sont inaccessibles pour l’instant. Souvenez-vous en: nous savons qu’elles existent.
Deuxième différence avec les autres apocalypses de l’époque: c’est à propos du héros, celui qu’on appelle ici «le fort», «le lion de Juda», «le fils de David». Eh bien dans les autres apocalypses, on voit le SuperHéros arriver en pleine puissance, il venge les croyants massacrés, il élimine les méchants sans pitié. Il démolit les adversaires de Dieu. Bref, il fait trois fois plus de mal que ceux qu’il combat n’en ont commis!
Jésus n’agit pas ainsi, vous l’avez compris. Il est «le lion de Juda», «le fort», «le descendant de David», oui, mais il a l’apparence (vous vous souvenez?), il a l’apparence d’un agneau. Et davantage encore: d’un agneau égorgé. Jésus ne vient pas détruire les méchants qui nous massacrent ou nous terrorisent; il vient souffrir avec nous, comme nous. Il est solidaire de tous les égorgés de la terre.
Et c’est vraiment ce qu’il a fait: en acceptant de mourir crucifié, il nous donne la plus belle preuve de solidarité pour nous. La plus belle manière de nous dire «je t’aime». De nous aider à vivre.
Et puis, il nous donne le plus fort enseignement de ce dont nous parlions il y a quelques mois, un enseignement éminemment moderne: que la violence ne se soigne pas par la violence. Toute agression ne fait qu’augmenter la haine. La seule façon de guérir ce monde des violences qui le meurtrissent, c’est l’amour, et encore l’amour; et le pardon; et le respect. Dire «stop» à la terreur, à la vengeance, et à la haine. Trouver une attitude autre, vous vous souvenez? Tendre une autre joue.
Troisième différence avec les nombreuses apocalypses de l’époque: Dieu! Les autres apocalypses décrivent Dieu en long et en large, comment il est lumineux, et puissant, et cuirassé, et chamarré... Ici, on nous parle presque uniquement du trône du Père céleste; et de tout ce qui entoure son siège royal. Mais Dieu, lui, on n’en parle pas. On ne nous dit jamais comment il est, à quoi il ressemble.
Pourquoi? Eh bien, parce qu’il y a cette interrogation qui nous coince. Cette question qui nous reste en travers de la gorge, et que vous connaissez bien: «Si Dieu règne sur ce monde, alors pourquoi laisse-t-il faire toute cette violence que nous subissons, tout ce mal, ces injustices?»
À cette interrogation, nous l’avons dit déjà, personne ne peut donner une réponse exacte et parfaite, aujourd’hui comme hier. Le livre (montrer) restera fermé. Dieu est invisible, il nous échappe. Nous sommes incapables de comprendre; à l’image d’un petit enfant qui ne peut pas s’expliquer pourquoi il doit aller au lit avant son grand frère... Ici, j’aime le dire, ici-bas nous sommes au pays des «pourquoi». Mais là-haut, vers Dieu, un jour nous accèderons au royaume des «parce que».
Mais attendez avant de sortir de ce lieu de culte! Souvenez-vous d’un détail, dans le passage que nous avons lu. Un détail «essenciel» (sic) ! La vision de l’Apocalypse dont nous parlons, où se passe-t-elle? Le prophète qui la décrit, où situe--t-il la scène? Eh bien, au Ciel. Et pas sur la terre.
Et là, au Ciel, c’est une vision de paix totale, de bonheur, de douceur. Toute interrogation trouve une réponse parfaite. Il y a des coupes de parfum, des chants; la réconciliation.
Alors ce qui est ouvert, ce qui est révélé, oui, ce qui est annoncé, c’est que la douceur et la sérénité sont au Ciel, d’accord; mais qu’elles ne sont pas complètement séparées de nous pourtant. Car le point fondamental, il est ici: on nous dit que les prières des croyant.e.s sont ces parfums qui nous relient au monde parfait de Dieu.
Donc, dans la prière, dans l’espérance, les chrétiens contemplent déjà ce bonheur à venir. Ils peuvent commencer déjà à le vivre ici-bas. De même que, quand je reçois une invitation pour une fête, je commence à en vivre la joie; ça me donne du plaisir, déjà!
Il sera bon de pratiquer cela non seulement pour le fond de la question, mais également pour le comment, la manière d’y arriver, et les détails. Plus nous parviendrons à examiner devant Dieu nos sujets de préoccupation, mieux ils seront éclairés par son Esprit, voire éclaircis, transcendés, dépassés, rendus nouveaux.
Mais je ne devrais pas parler de problèmes seulement. Nous vivrons plus librement si nous réussissons à présenter à Dieu petit à petit chaque élément de notre existence pour qu’il y soit illuminé par son amour passionné pour nous. Afin qu’il entre en communion avec son Esprit. Et moi avec, bien entendu!
Jean-Jacques Corbaz, le 25 février 1974
De même ma relation avec Dieu! J’en sais si peu de chose. Mais ce peu me permet de vivre: Dieu est amour et pardon, espoir et passion.
Être conscient de ces limites me rend humble, mais me libère aussi de tout perfectionnisme vain, de toute désespérance. De tout sentiment d’échec.
Car qui sommes-nous pour décider ce qu’est Dieu? Même les apôtres, les plus grands témoins, ont pu se tromper. Influencés par le milieu où ils vivaient. Incapables d’être universels et définitifs.
C’est pourquoi le salut est pour toute personne qui s’en remet à Jésus Christ, même si nous ne comprenons pas tout. Surtout si nous ne comprenons pas tout! Qui pourrait tout comprendre?
Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent.
Jean-Jacques Corbaz, 1972
«Dans une religion où la chair est maudite» (Simone de Beauvoir).
Tu es dure, Castor, mais tu n’as pas tout à fait tort. Surtout quand on sait que face à toi sévissait encore fort un catholicisme rigoriste. Tout en reconnaissant que les Réformés n’ont pas toujours été mieux inspirés!
Comment en est-on arrivé là? Aujourd’hui, j’ai envie de dessiner deux regards sur le même écueil.
D’abord, la forme et le fond. Quand des missionnaires évangélisent (ou pis: veulent imposer une foi), il est nettement plus facile d’annoncer et surtout de contrôler la forme que le fond. Avant de former des chrétiens libérés en Christ et vivant son pardon, on promeut, voire parfois impose une morale sociale, et plus encore familiale et sexuelle. De plus, se voyant porteurs d’un message qu’ils considèrent comme supérieur, les missionnaires ont fâcheusement tendance à considérer leurs normes éthiques, voire leurs coutumes, comme supérieures aussi à celles des évangélisés. C’est parfois le cas, bien sûr (sacrifices humains, violences familiales…) mais pas toujours (individualisme, matérialisme, non-respect de la nature…)!
Dieu, que le 20è siècle a mis long à advenir! Il a fallu de fortes secousses de la société pour que les Eglises lâchent un peu de lest et laissent davantage de responsabilités à leurs ouailles. Mais nous sommes encore loin de considérer les croyants comme des adultes quant à leur éthique.
Deuxième regard, «tu dois faire comme moi». Certains grands hommes (mais étaient-ils vraiment grands?), certains mystiques profonds ont cru que s’ils pouvaient s’abstenir volontairement de certaines choses par la foi, par leur énergie intérieure, tout le monde pouvait (ou devait) en faire autant. On a fini ainsi par légiférer sur ces abstentions volontaires, ce qui est un comble!
Par exemple, les missionnaires arrivant en Afrique se sont presque toujours empressés d’interdire de fumer et de consommer de l’alcool, cela avant même d’annoncer la bonne nouvelle de la libération et l’amour. Et pourtant, eux-mêmes parfois étaient incapables de s’en abstenir, ce qui est le sommet de la contradiction!
Quelle morale, quelles attitudes enseigne donc l’Evangile sur ces sujets? Une lecture non fondamentaliste des textes bibliques montre que la réponse est complexe, beaucoup plus complexe que ce qu’on a longtemps cru ou laissé croire.
Pourtant, envers et contre tout, ou mieux: par-dessus tout, une grande chose demeure pour le message chrétien: le commandement nouveau est celui de l’amour, et c’est ce «commandement» (nouveau dans sa forme, pas dans son intention) qui fonde toute notre éthique chrétienne. Ce commandement d’amour prévaut toujours à toutes les injonctions formelles, à toutes les lois. Il se base sur la vie, la mort et la résurrection de Jésus.
C’est cela, et cela seul qui nous permet de devenir femmes ou hommes de communion en vue de bâtir le demain des hommes, dans sa complexité, dans sa multiplicité et dans son dynamisme incessant. Savoir être attentifs au monde qui est et à celui qui vient.
Jean-Jacques Corbaz, le 17 avril 1974
De violentes controverses ont opposé les deux clans. On a pu voir ainsi s’écharper haineusement les disciples du Prince de la paix, hélas! L’adoptianisme finira par être condamné par l’Eglise comme contraire à l’orthodoxie. Mais cette doctrine resurgira fréquemment.
Pourquoi? Parce que les évangiles ne sont pas sur ce sujet d’une clarté qui nous permette de trancher définitivement.
Une lecture attentive de la christologie du Nouveau Testament (NT) montre que la messianité de Jésus et son caractère de fils de Dieu remontent toujours plus haut dans le temps au fur et à mesure qu’on s’éloigne de sa vie terrestre.
Pour Paul, cela semble dater de la résurrection: «En tant qu'être humain, il était descendant du roi David; mais selon l'Esprit saint, il a été manifesté Fils de Dieu avec puissance quand il a été ressuscité d'entre les morts» (Romains 1, 3-4).
Pour Marc, un peu plus tard, on distingue un cheminement via les trois phases du schéma d’intronisation égyptien: (1°) révélation à l’intéressé, qui a lieu lors de son baptême: «Tu es mon fils bien-aimé, je mets en toi toute ma joie» (Marc 1, 11); puis (2°) révélation à ses disciples à la transfiguration: «Celui-ci est mon fils bien aimé, écoutez-le!» (Marc 9, 7); et enfin (3°) reconnaissance de sa divinité par le peuple, lorsqu’il meurt sur la croix: «Cet homme était vraiment le fils de Dieu!» (Marc 15, 39). Marc est donc clairement adoptianiste.
Chez Matthieu, Marie est «enceinte par la puissance du Saint-Esprit» (Matth. 1, 18). Mais la qualité de fils de Dieu de Jésus n’est révélée qu’à Joseph (Matth. 1, 20-21)! La messianité de Jésus remonte donc ici à sa naissance, ce que souligne l’adoration par les mages.
Luc, légèrement plus tardif encore, introduit ce qu’on nommera l’annonciation, donc la révélation à Marie qu’elle accouchera d’un enfant «qu’on appellera le fils du Dieu très haut» (Luc 1, 30-35). Il fait donc remonter la messianité de Jésus au minimum à sa naissance, voire peut-être à sa conception.
Enfin, Jean, le dernier à rédiger un évangile du NT, affirme qu’elle date du «commencement» de toutes choses (Jean 1, 1-15). Il développe donc une christologie de la préexistence.
Cela ne veut pas dire bien sûr que ce sont les témoins les plus anciens qui ont raison, si tant est qu’on puisse avoir «raison» plus qu’un autre! Tout au plus on peut voir que nous avons là une divergence des témoignages dont il est important de tenir compte.
Peut-être cela traduit-il en cinq évangiles ce qu’un seul ne pouvait dire (encore que celui de Marc en constitue une bonne tentative!): Jésus est devenu fils de Dieu (rappelons-nous que dans l’Ancien Testament le roi depuis David était appelé fils de Dieu) au long de tout son ministère. Il s’est manifesté comme Oint au fils de ses actes concrets de révélation, qui culminent dans les évènements de Vendredi saint et Pâques.
Autrement dit, il était fils de Dieu potentiellement depuis le début, mais il l’est devenu effectivement à travers tous ses actes.
Jean-Jacques Corbaz, Yaoundé, le 11 novembre 1974
Une parole biblique cependant veut nous donner courage: l’image de la sentinelle d’Ezechiel, responsable du sort de tout le peuple parce qu’elle voit, car elle veille, tandis que les autres dorment (Ez. 33).
Toutes ces questions de doctrine sont terriblement difficiles et confuses, à moins de se cantonner dans un littéralisme qui nous simplifie - ô combien! - la tâche. Une consolation là encore: dans ce brouillard où nous peinons à voir où mettre les pieds, Jésus est venu lui-même. Il a eu des difficultés, mais il a frayé un chemin, il nous montre la voie à suivre. À nous de tenter de distinguer encore son geste à travers 2000 ans d’histoire et de brume!
Jean-Jacques Corbaz, Yaoundé, le 11 novembre 1974
Mais il est en même temps le «Tout-l’autre». C’est-à-dire tout ce qui nous entoure, la globalité de l’univers. Autrui au sens très large, l’humanité, la création, le vide et le plein. Autrement dit, tout ce qui n’est pas moi.
Ainsi, notre relation avec Dieu, et notre justice devant Dieu, c’est notre relation et notre justice face à la globalité de l’univers.
Jean-Jacques Corbaz, le 6 septembre 1974
Au deuxième siècle avant la naissance de Jésus déjà, on voit que la religion juive est dépassée: la diaspora hellénistique se développe, tandis que la Judée traditionaliste piétine. Le judaïsme devient une force réactionnaire, qui tient à l’écart les juifs des activités hellénistiques en vogue en ce temps-là: arts, politique, rhétorique, science, sport, commerce…
Il faut donc dépasser cette vieille religion pour en enfanter une nouvelle, qui appartienne à son époque.
Le temps du christianisme était arrivé.
Jean-Jacques Corbaz, Yaoundé, 20 novembre 1974
Dans les Ecritures saintes, on peut lire des versets qui se contredisent entre eux; ainsi que des affirmations qui sont contraires à ce que nous pensons. Par exemple Exode 35, 2 dit que quelqu’un qui travaille le samedi doit être condamné à mort. Ou Lévitique 19,19: «Ne semez pas dans vos champs deux espèces différentes, et ne portez pas des habits tissés de deux sortes de fil». Parole du Seigneur, vraiment?
On me dira que ces prescriptions appartiennent à l’ancienne alliance, qui ne doit être lue qu’en fonction du Nouveau Testament. Mais que faire alors par exemple de versets comme 1 Corinthiens 16, 22: «Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur, qu’il soit maudit»? Parole de Dieu, vraiment?
Comment comprendre ces passages controversés? On jette sa Bible aux orties? Ou on décrète que certains versets de l’Ecriture sont des faux? Ou, comme je l’ai quelquefois lu ou entendu, on se contorsionne pour essayer d’expliquer que non, l’auteur ne voulait pas dire ça?
Dans ces trois cas, on se trompe sur le statut des paroles bibliques, et sur le sens du fameux «Parole du Seigneur».
Je suis convaincu que les textes saints sont inspirés par Dieu. Mais je suis tout aussi fermement persuadé que cette «inspiration» signifie autre chose que ce qu’on croit souvent. Les mots et les phrases de la Bible n’ont pas été dictés par Dieu comme les musulmans le disent à propos du Coran. Les textes saints résultent d’une rencontre, d’une interaction entre d’une part les hommes et les femmes qui ont rédigé les Ecritures et d’autre part Dieu, qui les a suscitées.
L’inspiration de la Bible n’est pas ponctuelle, c’est-à-dire valable pour un seul point donné (un seul mot, une seul phrase, un seul chapitre…) de façon isolable. Elle ne l’est même pas pour un seul auteur pris individuellement et hors de son contexte historico-littéraire. Même pas pour un évangile comme celui de Matthieu par exemple. Tous sont inspirés parce qu’ils appartiennent à un ensemble inspiré, les Ecritures saintes.
Nous avons besoin de plusieurs évangiles pour exprimer - au mieux - l’Evangile de Jésus Christ, cet Evangile qu’il est impossible de fixer dans nos termes humains imparfaits. Nous avons besoin d’une grande variété de textes pour approcher au mieux la Parole de Dieu, elle qui est transcendante et qui nous échappera toujours partiellement.
La Bible telle que nous la lisons aujourd’hui est le fruit de toute une histoire où cette Parole s’est mélangée à nos mots humains, à nos phrases limitées, et même à nos raisonnements terrestres, voire à nos préjugés tout immanents. C’est là le miracle des miracles: Dieu a accepté que son Histoire soit mêlée aux histoires des humains, avec toutes les compromissions que cela suppose, toutes les faiblesses et les mythes que cela peut inévitablement engendrer!
En eux-mêmes donc, le livre de la Genèse, l’épître de Jacques ou l’évangile de Matthieu ne sont Parole divine (LA Parole) qu’en tant qu’ils sont situés dans le cadre de l’histoire du salut, enracinés dans les histoires humaines et dynamisés par les interventions de Dieu dans cette histoire. L’histoire du salut est bien le grand terme, la référence suprême de toute pensée théologique (et je précise que faire de la théologie n’est pas réservé à une élite universitaire; chaque fois que vous dites quelque chose même de tout simple sur Dieu, vous faites de la théologie).
Dans ce sens, ce n’est pas l’Eglise qui est infaillible, ni le Pape, comme le disent souvent les catholiques. Ce n’est pas non plus le texte des Ecritures, comme l’affirment les fondamentalistes. L’Eglise comme la Bible sont le résultat d’une compromission de Dieu avec l’imperfection inéluctable des êtres humains.
Ainsi, toute écriture, qu’il s’agisse de ce texte que vous lisez, qu’il s’agisse du Nouveau ou de l’Ancien Testament ou de vos phrases à vous, n’est inspirée qu’en fonction de son rapport avec l’histoire du salut. Et quand je dis «fonction», cela implique qu’elle ne sera jamais parfaitement inspirée.
Cette histoire du salut commence avec la Création et elle continue aujourd’hui. Mais elle culmine en Jésus, tout spécialement dans sa mort et sa résurrection. Parler de point culminant indique que c’est à ce moment-là que la Révélation est la mieux livrée. Mais il y a eu bien sûr des petits «sommets» à d’autres époques: Abraham, Moïse, les prophètes de diverses périodes; ainsi que les réformateurs (ce qui ne se restreint pas à Luther, Calvin et leurs semblables, car François d’Assise ou Martin Luther King le sont tout autant, et il y en a des centaines!). Mais le sommet des sommets se trouve en Jésus, dans sa croix, même si là également nous avons toujours un certain degré (inévitable, nous l’avons dit) de compromission avec l’humain.
C’est dire que le canon des textes saints (c’est-à-dire le critère de leur fidélité à Dieu) ne sera ni la date de rédaction ni le style, ni même le contenu ou le fait qu’ils entrent ou non dans nos idées, nos schémas. Mais ce sera l’apostolicité de ces écrits, i.e. leur qualité de remonter au mieux à Jésus, et avant tout à Jésus crucifié.
Les premières confessions de foi, d’ailleurs, sont historiques et non spirituelles, autant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau. La première Eglise confesse Jésus Christ comme homme et non comme Dieu. Ce n’est qu’avec les années, et notamment sous l’influence de la gnose, qu’on donne de plus en plus de place à sa divinité, alors que les premiers croyants s’en tenaient aux interventions de Dieu dans l’histoire.
Cette tendance se manifeste encore aujourd’hui et chez nous. Chaque fois que nous prions un Jésus purement angélique, uniquement esprit, nous l’arrachons à l’histoire dans laquelle il s’est enraciné et en faisons un héros mythique. C’est la dérive des enthousiastes de toutes sortes.
La spécificité du christianisme par rapport aux autres religions est justement le fait que tout passe par l’histoire, que le salut ne s’accomplit pas ailleurs que dans l’histoire.
Jean-Jacques Corbaz, Yaoundé, le 9 décembre 1974
Puis
dimanche 21 août, troisième et dernier épisode, sur la question du mystère: qui est Dieu, quel est son plan pour nous?
- et si vous avez le temps et l’envie, je vous encourage à lire et à méditer la lettre aux Ephésiens; mais avec des gants bien solides!
Jean-Jacques Corbaz
Vous connaissez probablement quelques éléments de réponse à cette interrogation: s’il est impossible d’expliquer simplement la transcendance, cela tient d’abord au fait que Dieu nous dépasse d’une distance infinie! Face à lui, face à ses mystères, nous sommes plus désarmés qu’un homme des cavernes devant un ordinateur; nous sommes plus petits qu’une mouche face à un être humain.
Expliquer Dieu à une personne d’intelligence moyenne comme vous et moi, c’est aussi ardu que de sensibiliser une souris à la nécessité de la recherche médicale!
Mais je m’égare un peu. Et c’est d’ailleurs ce qui nous permettra de saisir un second élément de réponse à nos pourquoi. Et, du coup, de mieux réaliser comment fonctionne la lettre aux Ephésiens.
Car cette lettre n’est pas un traité méthodique, comme par exemple l’épître aux Romains. Elle n’est pas un écrit composé tranquillement dans un bureau et bien structuré. Non, c’est plutôt une prédication plus ou moins improvisée, à partir d’éléments bien connus. Un peu comme une improvisation en jazz, qui développe des thèmes précis, mais qui les agence, les oriente, les anime selon la fantaisie du moment.
L’auteur de la lettre aux Ephésiens, probablement un disciple de Paul, une ou deux générations après l’apôtre, improvise donc. C’est presque un pot-pourri des “best-sellers” de Paul, de ses versets les plus connus. Avec juste un point commun pour les accrocher l’un à l’autre, comme des wagons... ou comme la comptine de notre enfance: “J’en ai marre, marabout, bout de ficelle, selle de cheval...”.
Donc, l’obscurité de notre épître vient de la manière dont elle a été composée (soit, en termes savants, de son genre littéraire). C’est un pasteur qui prêche; et, comme tout pasteur, il a de la peine à garder le fil!
Et c’est ce qui explique, d’ailleurs, la tragique mésaventure du fameux verset que même les incroyants connaissent par coeur. Je veux parler de “Femmes, soyez soumises à vos maris”.
En effet, l’auteur de la lettre aux Ephésiens développe une longue réflexion sur l’Eglise. Dans ce mouvement, il reprend le thème de la réconciliation et de l’humilité nécessaires entre croyants (dont nous avons parlé dimanche passé). Et là, trait de génie, il dit: “Soumettez-vous les uns aux autres, à cause du Christ”.
Puis, pour faire comprendre le sens de cette soumission, il donne des exemples bien connus à l’époque: les femmes à leur mari; les esclaves à leur maître; les enfants à leurs parents... Ce ne sont pas des commandements qui seraient au centre de la réflexion; c’est un constat destiné à éclairer le sujet. Et le sujet, c’est toujours l’Eglise, et la soumission réciproque initiée par le Christ.
Savez-vous, entre parenthèses, que le mot Eglise revient neuf fois dans la lettre aux Ephésiens, et que sur ces neuf, six sont contenus dans le seul paragraphe sur les rapports entre femmes et maris?
Alors, avant de refermer la parenthèse, je vous en supplie, cessons de lire ces mots sur les épouses comme l’expression d’une volonté de Dieu, alors que ce ne sont que des comparaisons basées sur la vie de l’époque; des exemples dont le but est de faire comprendre un peu du mystère de l’Eglise, un peu du mystère de Dieu.