Sous ce titre polémique, le professeur de l’UNIL Thomas Römer raconte l’existence et la carrière du Yahvé de la Bible avant qu’il ne devienne le dieu unique. On découvre une divinité sudiste, montagneuse, combattante, que le sang versé était capable d’apaiser.
Notre Père n’a pas toujours été seul aux cieux, ni même au monde. C’est, du moins, l’histoire que raconte Thomas Römer dans un livre à paraître en février. Un ouvrage très attendu, puisque, avant même sa parution, l’auteur a déjà reçu plusieurs demandes de traductions en anglais, en allemand et en italien. «Ça ne m’était jamais arrivé», raconte le professeur de l’UNIL et du Collège de France qui soupçonne le titre provocant, L’invention de Dieu, d’être la cause de cette agitation très inhabituelle.
Thomas Römer y raconte en effet comment le «dieu d’Abraham» est devenu le dieu unique dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. «Est devenu, parce qu’il ne l’a pas toujours été.» Bien sûr, l’historien des religions n’imagine pas une seconde que quelques Bédouins se sont réunis autour d’une oasis pour inventer leur Créateur. «Il faut plutôt comprendre cette “invention” au sens anglo-saxon du terme: on découvre quelque chose, on le construit. Et c’est vrai que, quand on regarde comment s’est développé le discours sur ce dieu, et comment il est finalement devenu le dieu unique, on peut y voir une sorte d’invention collective.»
Moïse et le dieu incognito
Mais revenons à l’origine de cette affaire, qui commence par un épisode que tout le monde croit connaître: la première rencontre entre un dieu, que l’Ancien Testament appelle Yahvé, et Moïse. En réalité, on devrait plutôt parler des premières rencontres. Car «ceux qui connaissent bien la Bible savent que la vocation de Moïse est racontée deux fois, avec des différences sensibles», rappelle Thomas Römer.
Dans la première version, en Exode 3, Moïse est au service de son beau-père, un prêtre du pays de Madian. Il fait paître du bétail au-delà du désert, près de la Montagne de Dieu, quand un messager lui apparaît dans une flamme, au milieu d’un buisson. Et cette divinité engage la conversation d’une manière assez inattendue: «Je suis le dieu de ton père, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob», dit-il. Moïse, qui a bien saisi l’étrangeté du propos, objecte aussitôt: «Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai: le dieu de vos pères m’a envoyé. Et ils me diront: quel est son nom? Que leur dirai-je?» A cette question logique, la divinité incognito répond «d’une autre phrase ambiguë que l’on peut traduire de toutes sortes de manières, poursuit Thomas Römer. On peut comprendre “Je serai qui je serai”, ou bien “Je suis qui je suis”».
Le dieu du buisson ardent épaissit encore son mystère en ajoutant une troisième phrase énigmatique: «Tu diras aux fils d’Israël que “Je serai” t’a envoyé vers eux». Et ce petit jeu de cache-cache continue jusqu’au verset 16, où la divinité donne enfin son nom: Yahvé (mais peut-être devons-nous prononcer yaho ou yahou, car le texte écrit Yhwh, à charge pour le lecteur d’ajouter les bonnes voyelles).
Un contact, deux histoires
Changement de décor dans la deuxième version de cette histoire, qui est racontée en Exode 6. Là, Moïse ne se trouve plus au pays de Madian, mais en Egypte. Et la divinité qui approche ne fait aucun mystère: «Je suis Yahvé. Je suis apparu à Abraham, Isaac et à Jacob en tant que El Shaddaï, mais, sous mon nom de Yahvé, je ne me suis pas fait connaître.» Si le texte est, cette fois, transparent, il fait néanmoins difficulté. «Car Moïse a déjà été approché en Exode 3. Pourquoi reçoit-il un nouvel appel en Exode 6? On voit bien qu’à l’origine, ces deux textes n’étaient pas liés. Il faut donc imaginer que les rédacteurs de la Bible, qui ont œuvré près de mille ans plus tard, ont choisi d’associer deux traditions différentes qui racontaient cet épisode», estime Thomas Römer.
On retiendra que, malgré les variations, ces deux textes s’accordent pour dire que le nom de Yahvé a été révélé pour la première fois à Moïse. Et pas avant. «Ces récits montrent bien que la relation entre Yahvé et Israël n’a pas existé de tout temps, mais qu’elle a commencé à un moment précis», estime le professeur de l’UNIL.
Pourquoi Israël ne s’appelle pas Israyahou
La Bible ne cache pas davantage que le peuple d’Israël a vénéré un autre dieu avant Yahvé. C’est ce que confirme l’analyse des noms choisis dans la région. Alors que Yahvé n’est lié à aucune ville ou lieu-dit, les références à d’autres divinités sont nombreuses. On trouve par exemple un Béthel, pour Beth-El, la maison de El. On apprend encore que le prophète Jérémie vient d’Anatot, région liée à la déesse Anat. Et le livre de Samuel mentionne un Baal-Persin. Ce lieu où David bat les Philistins porte clairement la marque de Baal. Même Jérusalem a été construite autour du nom de Salimou, la déesse du crépuscule. «Ces indices permettent d’imaginer que Yahvé n’est probablement pas un dieu autochtone», explique Thomas Römer. D’ailleurs, «si le peuple d’Israël avait toujours été le peuple de Yahvé, il se serait appelé Israyahvé, ou Israyahou. Le nom même d’Isra-El montre que ce peuple a vénéré un autre dieu, El, avant que Yahvé ne s’impose.»
El est d’ailleurs bien connu des historiens des religions antiques. Ce grand dieu de Canaan a laissé de nombreuses traces jusque dans la Bible. Notamment dans la Genèse (33:20), où l’on voit Jacob changer de nom et devenir Israël, après avoir survécu à un combat nocturne avec une divinité. Israël signifiant littéralement «celui qui a combattu El», on comprend que Jacob érige un autel à «El, le dieu d’Israël». Ce qui nous «permet d’imaginer que les fils de Jacob, les premiers habitants de la région, ont d’abord été des adorateurs de El plutôt que de Yahvé».
Dieu créateur de monde, dieu paresseux
Si l’on ne connaît pas tous les détails du culte rendu à El, on sait qu’il s’agissait d’une divinité qui règne, un dieu père comme on en trouve plusieurs à l’époque dans la région, raconte Thomas Römer. Ils sont tellement paisibles qu’on les appelle parfois deus otiosus, dieu paresseux. Ce sont des dieux qui ont créé le monde et qui sont tellement fatigués qu’ils se retirent un peu et laissent le souci de régler les affaires courantes aux jeunes divinités.» Bref, à bien des égards, El ressemble à ce «bon dieu» qui est aux cieux et qui règne aux siècles des siècles.
Une lecture fine de l’Ancien Testament tend donc à montrer que les premiers croyants du peuple d’Israël vénéraient El, et qu’ils habitaient la région. «Israël, c’est autochtone, conclut Thomas Römer. Ce n’est pas un peuple qui sort d’Egypte, comme on le présente dans le Pentateuque, même si cela n’exclut pas certains apports extérieurs de populations qui seraient entrées en conflit avec les Egyptiens.»
Si le peuple d’Israël ne s’est probablement pas enfui du pays des pharaons, on peut en revanche imaginer que son futur dieu unique, Yahvé, a réellement fait un long voyage avant d’arriver en Terre promise. Car les deux textes de l’Exode, et de nombreux autres dans la Bible, s’accordent pour dire que Yahvé vient du Sud. Soit d’Egypte, soit de Madian, un pays que l’on situe dans la péninsule Arabique. Et c’est ce périple que Thomas Römer tente de reconstituer dans L’invention de Dieu.
Thomas Römer. Professeur à l’Institut romand des sciences bibliques et au Collège de France. Nicole Chuard © UNIL |
Les témoignages d’Aménophis et de Ramsès
Commençons par la piste égyptienne, la plus connue. Plusieurs éléments plaident pour ce scénario. A commencer par Exode 6 qui précise que c’est au pays des pharaons que Yahvé approche son prophète. Ensuite parce que Moïse a de nombreux traits égyptiens, à commencer par son nom (qui signifie «fils de», sans qu’on sache de qui). Enfin, parce que, «si Moïse avait été inventé de toutes pièces, on n’aurait certainement pas choisi un Egyptien», estime Thomas Römer.
Ces arguments théologiques sont confortés par plusieurs trouvailles. Les archéologues ont en effet retrouvé des traces de Yahvé en Egypte, comme il y en a un peu partout au Proche-Orient. Une inscription datant de l’époque du pharaon Aménophis III, découverte au Soudan actuel, parle d’un Yahvé qui vivrait «au pays des Shasous». On sait par ailleurs que les Shasous, des populations nomades qui erraient «dans le sud de l’Egypte, en Haute-Nubie», sont parfois entrés en conflit avec l’Egypte. Dans un autre papyrus, le pharaon Ramsès III se félicite d’avoir détruit Séir parmi les tribus de Shasous: «J’ai pillé leurs tentes avec leurs gens, leurs biens ainsi que leurs troupeaux sans nombre. Ils ont été faits prisonniers et déportés comme butin, tribut d’Egypte.»
Le «maître des autruches»
La piste égyptienne est donc défendable, mais elle n’est pas la seule. Car Exode 3 propose un scénario alternatif, très bien documenté. Il nous renvoie au pied de la Montagne de Dieu, au pays de Madian, où paissent les moutons du prêtre Jéthro, le beau-père de Moïse. «Dans la Bible, les Madianites sont parfois présentés comme des gens affreux, les pires ennemis d’Israël, note Thomas Römer. Ils ont pourtant recueilli Moïse qui a fui l’Egypte après avoir tué un homme. Et Jéthro lui a permis d’épouser une de ses filles, nommée Cippora.»
Selon les archéologues, le pays de Madian serait situé dans la péninsule Arabique, le long de la mer Rouge, sur un haut plateau avec des vallées qui étaient peuplées de nomades, un peu comme les Shasous. On sait encore que ces populations pratiquaient un peu l’agriculture et qu’elles élevaient du bétail, notamment des dromadaires. Les archéologues ont aussi retrouvé des représentations d’une de leurs divinités, peut-être le premier Yahvé, représenté en «maître des autruches». Et ils ont fouillé un sanctuaire madianite, qui ressemblait à une tente posée sur des murs. Intéressant quand on sait que la Bible parle d’une «tente de rendez-vous avec Yahvé».
Autre détail troublant, les rédacteurs de L’Exode n’ont pas voulu nommer la divinité qui était adorée par Jéthro, alors qu’ils reconnaissent à ce grand prêtre un savoir-faire stupéfiant. Ainsi, quand Moïse revient voir son beau-père, après avoir libéré son peuple d’Egypte, et qu’il lui raconte les prouesses de Yahvé au pays de pharaon, Jéthro décide de remercier Dieu avec un sacrifice. «C’est un texte très étonnant, poursuit Thomas Römer. Parce qu’il nous apprend que c’est Jéthro, et pas Moïse, qui offre le premier sacrifice au dieu d’Israël.» A ce moment-là, Moïse n’a pas encore reçu les dix commandements. «Les règles concernant les sacrifices n’ont pas été données au peuple. Et le clergé israélite n’a pas été constitué, cela ne viendra que bien plus tard. Pourtant, Jéthro sait comment pratiquer», observe Thomas Römer. «Moïse aurait-il découvert le culte de Yahvé grâce à son beau-père Jéthro? Le culte de Yahvé viendrait-il des Madianites? C’est assez spéculatif, mais on peut défendre cette idée», estime le professeur de l’UNIL.
«Un dieu guerrier, qui fait peur aux croyants»
Cette piste nous emmène encore à la découverte d’un Yahvé des origines qui se révèle très différent du «bon dieu» que nous connaissons. D’abord parce qu’il ne trône pas dans les cieux, mais qu’il est attaché à une montagne. La Bible précise qu’il «habite au Sinaï», mais il ne faut pas penser au sommet israélien visité par les touristes du XXIe siècle. «La localisation du Sinaï primitif reste un mystère, dit Thomas Römer. On a souvent l’impression que les auteurs ne savent pas toujours où le situer, si ce n’est qu’il faut chercher dans le Sud.»
Selon les traductions, le nom de Yahvé pourrait signifier, «celui qui souffle, qui fait venir le vent». La Bible nous parle encore d’une divinité qui fait trembler la Terre et ruisseler les nuages. C’est un dieu de l’orage et de la fertilité», explique Thomas Römer.
La divinité qui parle à Moïse au pays de Madian est enfin «un dieu guerrier, dangereux, qui fait peur aux croyants. Ce n’est pas une divinité qui veut simplement le bien-être de son peuple. Il faut se méfier de lui, le craindre et savoir se mettre en situation de survie.» Parce qu’il est capable d’attaquer les humains. A commencer par Moïse, qui se retrouve menacé par Yahvé, et qui échappe à la mort grâce à une intervention de sa femme, la Madianite Cippora, qui prend un silex et coupe le prépuce de leur fils, afin de calmer la colère du dieu.
Cet épisode, peu raconté au catéchisme, en dit long sur ce dieu colère, comme sur les rites de sang qui semblent liés à son culte primitif. «Moïse pratique un rituel très différent de celui qu’on trouve dans le reste de la Bible, détaille Thomas Römer. Il asperge l’autel et asperge le peuple, et parle du «sang de l’alliance» que Yahvé a conclu avec les Hébreux. C’est intéressant, là encore, observe Thomas Römer, parce qu’on trouve aussi, chez les tribus arabes préislamiques, des rituels utilisant du sang, souvent jeté sur la pierre.»
Reste à expliquer comment ce dieu guerrier et amateur de sang, attaché à une montagne du Sud, a réussi à voyager jusqu’à Jérusalem, où trônent d’autres dieux. Ce voyage fait l’objet de nombreux chapitres dans le prochain livre de Thomas Römer. En résumé, et pour faire très simple, le professeur de l’UNIL suggère qu’un petit groupe de nomades, dans le Sud, peut-être des Shasous qui auraient obtenu un succès sur les Egyptiens, a découvert ce dieu Yahvé chez les Madianites. La conversion des nomades à ce dieu guerrier aurait permis à Yahvé de devenir mobile, et de quitter le Sud pour migrer lentement vers Jérusalem. On trouve peut-être une trace de ce périple dans le Deutéronome (33: 2-5), où l’on peut lire: «Quand s’assemblèrent le peuple de Yahvé et les tribus d’Israël». Arrivé en Israël, Yahvé aurait d’abord cohabité avec les divinités locales comme El, avant d’adopter certaines de leurs caractéristiques plus pacifiques, et de prendre progressivement toute la place pour devenir l’Unique.
Une religion n’est jamais stable
Bien sûr, ce scénario risque de faire sursauter des croyants les plus traditionnels des trois grandes religions monothéistes. Pourtant, cette reconstitution s’appuie sur la Bible. «Les textes ne cachent pas du tout que Yahvé n’a pas toujours été le seul dieu, que le monothéisme n’était pas là dès le début, note Thomas Römer. On peut donc les lire comme une sorte de recueil de traditions diverses qui montrent comment s’est constitué l’état final.» Enfin, l’état final, c’est beaucoup écrire. «Car une religion n’est jamais stable ou immuable. Il y a toujours des éléments en évolution. On ne sait pas à quoi ressemblera le christianisme dans cent ou deux cents ans. C’était la religion triomphante en Occident, elle est en train de devenir minoritaire en Europe, et elle se transforme parfois de manière inquiétante dans d’autres parties du monde.»
C’est aussi pour cela que travaille Thomas Römer. «Il faut, le plus possible, éclairer les lecteurs de la Bible. Leur dire tout ce qu’on peut savoir de la constitution de cette religion de Moïse, qui est à l’origine du judaïsme, du christianisme et de l’islam. C’est un intérêt d’historien et de philologue, mais aussi, de manière un peu plus militante, une manière de montrer aux gens que ces textes ont un contexte historique, un contexte qu’on ne peut pas oublier quand on les lit aujourd’hui.»
«L’invention de Dieu». Par Thomas Römer. Editions du Seuil, parution prévue le 27 février 2014
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