Conviction, Journal 1 avril 2019
En 1918, le Kaiser Guillaume II, tenu pour responsable des tueries et des catastrophes que venait de subir l’Europe, aurait dit : « Je n’ai pas voulu cela ».
Une volonté indirecte ?
Pourtant, Guillaume II a déclenché (ou contribué à déclencher, car il n’en est pas le seul responsable) la guerre ; il l’a fait parce qu’elle lui est apparue comme le moyen d’atteindre ce qu’il désirait : la puissance, la prospérité et l’indépendance de l’Allemagne. La guerre n’était pas son but, il la savait douloureuse et dangereuse ; il y a cependant consenti ; on pourrait dire qu’il l’a voulue indirectement pour parvenir à ce qu’il voulait vraiment, la gloire de sa dynastie et la grandeur de son pays.De nombreux textes chrétiens prêtent à Dieu une attitude qui ressemble beaucoup à celle du Kaiser. Ils expliquent que la mort de Jésus lui coûte, lui est pénible, le blesse et le fait souffrir, mais que néanmoins il la veut parce que sans elle il n’arriverait pas à mener à bonnes fins son dessein qui est de sauver l’humanité. Il la veut, non pas pour elle-même, mais pour ce qu’elle lui permet d’obtenir ; elle est un point de passage obligé. Le prix qu’il accepte de payer pour nous arracher à la perdition nous montre la profondeur et l’immensité de son amour.
Un amour meurtrier ?
À titre d’exemple, voici deux de ces textes, l’un protestant et assez ancien, l’autre catholique et plus récent.Au XVIe siècle dans la Confession de foi des Églises Réformées de France, dite de « La Rochelle », nous lisons : « Dieu envoyant son Fils a voulu montrer son amour et sa bonté inestimable envers nous en le livrant à la mort et le ressuscitant pour accomplir toute justice et pour nous acquérir la vie céleste. » Ce que Dieu veut, selon cette confession, c’est « montrer son amour », « nous acquérir la vie céleste » ; c’est pour cela qu’il livre son Fils à la mort.
Le Catéchisme de l’Église catholique de 1992 écrit que Dieu a « permis » (il ne dit pas « voulu ») la Croix « en vue d’accomplir son dessein de salut ». Il ajoute : « En livrant son Fils pour nos péchés, Dieu manifeste que son dessein pour nous est un dessein d’amour bienveillant. » Dieu ne se borne pas à laisser faire, il agit « en livrant son Fils » parce que c’est le moyen d’atteindre son but.
Quelle logique a-t-elle contraint Dieu d’en passer par là ? Ne pouvait-il pas procéder autrement ? Le catéchisme réformé de Heidelberg (1563) répond : « à cause de la justice et de la vérité de Dieu, il n’était pas possible de payer nos péchés autrement que par la mort du Fils de Dieu ».
Des logiques étranges
Pourquoi n’était-ce pas possible ? On a tenté de l’expliquer de deux manières.Selon la première, la « justice » exige que les péchés soient punis. En prenant sur lui la punition, Jésus nous en exonère ; ce qui correspond à l’idée ancestrale que la faute est avant tout un désordre et que le châtiment a pour visée principale de remettre les choses en place ; un pardon sans réparation ou une amnistie sans compensation n’est donc pas envisageable. Il faut que quelqu’un, coupable ou non, paie les péchés et mette ainsi fin au dérangement qu’ils ont introduit. Toute ancienne qu’elle soit, cette explication apparaît absurde : quand un innocent paie à la place du coupable, on ne rétablit pas un ordre perturbé ; ni la justice ni la vérité ne sont respectées.
Pour la seconde, Dieu s’incarnant en Jésus a voulu aller jusqu’au bout de la condition humaine, en assumant ce qu’elle a de pire : le supplice horrible d’un condamné (injustement) à mort. La croix mènerait à son terme, jusqu’au plus profond de la souffrance et de l’humiliation, le « dépouillement » ou l’abaissement du Christ Jésus (Phil 2) et son identification avec les plus misérables. Autrement dit, Dieu aurait voulu la Croix pour être pleinement Homme. Si elle est plus honorable que la précédente cette explication me paraît trop relever de spéculations mythologiques et métaphysiques.
Une défaite de Dieu ?
Pour ma part, à la question que traite cet article je réponds « non ». Je ne crois pas que Dieu ait voulu, même indirectement, la mort de Jésus. À mon sens, elle n’entrait nullement dans ses plans, ses projets ou ses calculs. Comme le maître de la vigne de la parabole qui, après plusieurs messagers, envoie son fils pour parler aux vignerons rebelles et les convaincre (Lc 20,9-16), Dieu, après les prophètes, suscite et inspire Jésus (He 1,1-2) en espérant que les humains écouteront sa prédication, la suivront et se convertiront, c’est-à-dire changeront de comportement. Son attente a été déçue. Loin de s’inscrire dans les desseins de Dieu, la Croix représente pour lui un revers. Le soir du Vendredi saint, il est un vaincu et non quelqu’un qui est parvenu au but qu’il poursuivait.Dans cette perspective, la Croix ne répond ni à l’obligation de rétablir un ordre perturbé ni à la volonté de pousser à son terme l’incarnation. Elle est un événement contingent lié à un ensemble de circonstances historiques et décidé par des autorités juives et romaines. Les choses auraient pu se passer autrement. Si Jésus n’avait pas été crucifié, il n’en serait pas moins le Christ et Dieu n’en aurait pas moins manifesté en lui son amour pour les humains.
Mais, objectera-t-on, Dieu peut-il être mis en échec ? Se produit-il dans le monde des événements qu’il n’a ni ordonnés, ni autorisés ? Il me semble que la Bible le suggère. Contrairement à ce que des traductions discutables laissent entendre, elle n’affirme pas la toute-puissance de Dieu. Au contraire, elle raconte que souvent des humains (même ceux qu’il a choisis et avec lesquels il a fait alliance) lui désobéissent et agissent à rebours de ses volontés. Les paraboles sont à cet égard significatives : elles le comparent à un propriétaire que ses fermiers volent ou à un père auquel ses enfants désobéissent. Nous n’aurions pas à prier « que ta volonté soit faite » si elle n’était pas sans cesse contrariée.
Dieu veut la vie
Les multiples défaites que des hommes infligent à Dieu culminent dans la condamnation et l’exécution de Jésus.Cependant, Dieu n’est jamais totalement battu. S’il n’est pas tout-puissant, il est néanmoins puissant, et en aucun cas il ne se lasse ni ne jette l’éponge. Il perd des batailles, pas la guerre. Ses échecs ne posent jamais un point final. Il ne les accepte pas, il réagit et les surmonte. Après la désobéissance d’Adam et d’Ève, après le meurtre de Caïn, après le veau d’or, après les trahisons d’Israël et des Églises, il ne renonce pas ; il recommence et redresse la barre.
Avec vigueur et inventivité, Dieu riposte à la Croix en ressuscitant Jésus. Il n’a pas abandonné les humains après ce qu’ils ont fait à son envoyé suprême. Il a su surmonter une situation aussi bloquée que celle de Golgotha. Le Vendredi Saint et Pâques jouent un rôle fondamental pour la foi chrétienne en ce qu’ils affirment que l’amour de Dieu ne s’éteint jamais et que sa puissance, même si elle n’est pas absolue, a toujours le dernier mot. Dieu désire la vie, la suscite, la rend triomphante ; ces événements nous en donnent l’assurance. Parler de sacrifice expiatoire ou de Dieu crucifié affaiblit ou brouille ce message.
Aucune raison ne justifie ni n’excuse qu’on envoie quelqu’un à la mort. Dieu ne se sert pas de la mort, même comme moyen. Il n’a pas voulu la croix de Golgotha, il ne veut pas ce qui nous torture et nous anéantit. Par contre, il a voulu et opéré la résurrection, celle du Christ et la nôtre.
André Gounelle
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