La famille Pimpin
Il était une fois, dans un lointain pays du Proche-Orient, au coeur des régions glaciales de l’Arabie du Sud, une famille sympa de manchots, royaux bien sûr. C’était la famille Pimpin. Personne n’a jamais compris pourquoi ils portaient ce nom-là, puisque aucun d’eux ne ressemblait à une miche de pain, ni à un pin parasol, encore moins à une sirène de police ou à un lièvre de garenne (si vous étiez moins futés, j’aurais écrit «lapin»!).
Ils ressemblaient plutôt à une gentille mamanchot, à un sévère papanchot, à un étourdi enfanchot, sans oublier une adorable grand-mamanchot un rien gâteuse peut-être, mais qui aimait gâter son petit-fils, tellement qu’il en aurait eu les dents toutes gâtées - si par mégarde il avait eu des dents, ce qui, vous en conviendrez, est rarissime chez les manchots, même royaux.
Cette famille grelottait de froid à longueur d’année, sans le moindre répit. Ils auraient claqué des dents si du moins ils en avaient, de dents le bec! Chaque fois que le petit Pimpin ouvrait la porte du frigo pour y prendre une douceur, sa maman criait: «Ferme-la, petit Pimpin, on se les gèle jusqu’à la racine des cheveux!». Ce qui clouait le bec au jeune oiseau, vous vous en doutez, au point qu’il n’osait plus dire «Cheveu du chocolat». Voilà pourquoi sans doute sa grand-mamanchot lui en proposait 47 fois par heure, quand elle ne dormait pas.
*
Un jour, le téléphone sonne. La mamanchot répond: «Allo?». Elle entend allôtre bout du fil une voix étrangère qui nasille: «Allo? Allo? À l’eau?»
- Ciel, fait Mamanchot, trois hommes à la mer! Qu’on leur jette des bouées!
- Mais, dit Papanchot, il n’y a pas de mer à 10 km alentours.
- C’est juste, susurre Mamanchot, et elle reprend: «Allo? Allo?»
- Allo? Allo? Allo? fait la voix inconnue.
- Allo quoi? questionne Mamanchot. Alloberge? Allotell? Allospice?
- Si vous me laissiez parler au lieu de sans cesse m’interrompre, gesticule l’interlocuteur anonyme (on pourrait presque dire: «AlloNyme»!).
- Bon, reprend Mamanchot, allo, euh, alors, accouchez, j’écoute!
- OK, dit l’autre. Je recommence. Allo? Je suis bien chez Monsieur Limpimpin? Est-ce que je peux lui parler?
- Lequel? fait Mamanchot. Limpimpin père ou Limpimpin fils?
- Je ne sais pas, répond allautre. C’est pour la poudre…
- Ah, je vois, dit Mamanchot. Pour la poudre, c’est sûrement le père Limpimpin, parce que le fils n’a pas encore inventé la poudre.
- Oulà, c’est embêtant, nasille M. Allo. J’en aurais besoin pour un cadeau de Noël. Quand pensez-vous qu’il l’inventera?
- Ouais, vous non plus, apparemmentchot, marmonne la maman.
- Quoi, moi non plus? Quoi ma non plus? Qu’est-ce qu’elle a, ma non plus?
- Ah, reprend Mamanchot soulagée, c’est toi, Pascal! Tu m’as bien eue. J’ai marché un bon moment. Comment va David?
- Ouais, fait la voix étrangère qui ne l’est plus du tout et qui ne nasille plus la moindre, David va bien, merci. Y a juste Marie qui a dû repartir à Bethléem, comme chaque année, pour fêter Noël. Elle commence à en avoir marre, la pauvre. J’ai été un âne de lui avoir choisi ce prénom quand nous l’avons adoptée à la crèche.
- Boeuf, dit Mamanchot… Euh, je veux dire «Bof», maintenant qu’elle connaît le climat, elle a pris les habits qu’il fallait pour ne pas avoir froid, je suppose.
- J’espère, répond Pascal, mais elle préfère la fête de Pâques, je me demande bien pourquoi…
- En tout cas, chez nous, je suis toujours emmitouflée au maximum, poursuit Mamanchot. Je suis gelée!
- À propos, les Pimpin, vous avez été bêtes aussi: si vous aviez appelé votre fils Napoléon, vous auriez eu un Bonaparte manchot! Héhé!
- Ouais, elle est aussi vieille que l’arrière-grand-mère de feu Mathusalem, celle-là. Toi, Pascal, tu fais un sacré manchot!
- C’est pour ça qu’avec moi, Marie a toujours sacrément chaud, s’amuse Pascal en raccrochant au nez - pardon, au bec - de Mamanchot. Ciao, ciao, gros becs à toute la famille!
*
Mamanchot en rigole encore quand on sonne à la porte. «À cette heure tardive, qui donc peut carillonner de manière aussi… wagnérienne?»
Elle ouvre et ne peut retenir un cri de surprise: sur le seuil se tient… vous n’allez pas le croire (puisque vous n’y croyez pas), se tient… le Père Noël!
- Mais, dit Mamanchot tout ébahie, mais, mêêêh…
- Bonsoir petit mouton, fait le Père Noël. Je suis bien chez Monsieur Limpimpin?
- Mais, mêêêh, bégaie Mamanchot, mais je ne crois pas au Père Noël!
- Oh ciel, petit mouton, répond le Père Nono, excuse-moi!
Et il disparaît aussitôt.
Pendant ce temps, Grand-Mamanchot s’est réveillée. Elle offre des chocolats à son petit-fils; puis, ayant entendu les mots «Père Noël», elle se met à chanter l’hymne de la famille Duciel: «Betty, Baba, Noëlle, Candide et Sandra Duciel, avec des jouets par milliers, n’oublie pas mon petit soulier…»
Aussitôt, le Père Noël réapparaît. «Ah, il y a quelqu’un qui croit au Bon Enfant dans cette maison!». Et il entre au salon avec autorité et hotte sur le dos.
Mamanchot, de plus en plus stupéfaite, a de la peine à varier son vocabulaire:
- Mais, mêêêh…
- Écoute, petit mouton, tu ne pourrais pas la boucler un moment? fait le Père Noël un peu agacé (il faut dire qu’il est fatigué, il travaille 24 heures par nuit depuis au moins midi, en suivant les fuseaux horaires).
- La boucler? répond Grand-Mamanchot. Mais elle est déjà toute bouclée, ma petite moutonnette. Même que, quand elle allait à l’école, tout le monde l’appelait déjà «Moumoute».
- Ça se passait chez le Père Huck, je parie, bougonne le vieux barbu.
- Dites, l’interrompt Grand-Mamanchot, Père Noël, vous ne pourriez pas nous raconter une histoire? Ma fille refuse toujours, elle dit que je n’ai plus l’âge.
À ce moment, Limpimpin junior déboule de l’escalier:
- Mais non, Grand-Maman, c’est faux! Elle dit toujours que tu retombes en enfance! Oh, bonjour, Père Nono! Alors, c’est vrai, vous allez nous raconter une histoire?
- Bonjour, petit Pimpin! Oui, je suis d’accord. Mais avant… mais avant, (il fouille dans sa hotte) j’ai un cadeau pour ce petit mouton qui ne croit pas au Père Noël. Vous m’avez bien dit qu’elle a tellement froid qu’elle grelotte? Du matin au soir et du soir au matin? Alors, voici la fin de vos tourments.
L’homme en rouge sort un paquet de sa hotte et le tend à Mamanchot. Qui l’ouvre, prête à croire au Bon Enfant, à saint Nicolas et même au Père Fouettard peut-être, si on parvient à la réchauffer. Dans le paquet, il y a… il y a… un grelot de traîneau!
- Ouaf, ouaf, fait le Père Noël en se tordant les côtes, vous avez compris? Je lui offre un grelot parce qu’elle grelotte, ouaf, ouaf!!
- Écoute, petit chien, tu commences à m’agacer, réplique Mamanchot, énervée (il faut dire qu’elle est fatiguée, elle travaille 24 heures par jour depuis au moins six heures du matin).
Et, se saisissant du grelot, elle le jette par la fenêtre.
- Ouaf, ouaf, fait le Père Noël, et il saute dehors à la poursuite du grelot. Le rattrape. Le saisit dans sa bouche et le ramène, tout frétillant, à Mamanchot.
- Nom d’un clebbs, dit Papanchot qui vient d’arriver, voilà un chien qui rapporte! De quelle race est-il?
- Je crois que c’est un dogue allemand, ou finlandais, répond Grand-Mamanchot. En tout cas, il vient du nord!
- Eh, dogue, dit Mamanchot, est-ce que tu as encore quelque chose pour nous dans ta hotte, dogue?
- Jawohl, répond le Père Noël en reprenant son apparence Bon Enfant. Admirez l’artiste au travail!
Et il sort de sa hotte un paquet plus gros, avec précaution. Papanchot l’ouvre, et découvre une cruche à feu.
- C’est mon ami Elias qui m’a donné l’idée, commente le vieux barbu. Dans cette cruche, il y a un paquet de braises. Et grâce à elles, vous pourrez toujours faire du feu pour vous réchauffer!
- Merci, oh merci, Père Noël, fait toute la famille en choeur. Quand tu es descendu du ciel avec des jouets par milliers, tu n’as pas oublié nos petits souliers!
Et voilà Papanchot et Mamanchot qui se mettent à faire un énorme feu dans la cheminée. Du coup, ils n’ont presque plus froid, et il paraît même que Mamanchot a cessé de grelotter pendant quelques minutes.
- Eh mais c’est pas tout, ça, réclame Grand-Mamanchot qui se réveille une nouvelle fois. Et mon histoire? Au fait, vous prendrez bien du chocolat, Père Noël?
- Désolé, répond le gros homme rouge, mais mon régime me l’interdit. Mais si vous insistez, je boirais bien quelque chose.
- Du vin? De la bière? Du Pernod (elle est bonne!)? propose Papanchot. Ça réchauffe!
- Mon régime, mon régime, les enfants, se lamente Grand-Père Nono. Comment voulez-vous que je passe par les cheminées avec toutes ces calories?
- Régime? Alors une banane? suggère Mamanchot.
- Vous n’auriez pas plutôt du Coca-Cola, supplie le barbu.
- Du Coca… light, alors, à cause de votre diète.
- Light, bien sûr, c’est la couleur de la lumière, fait le Père Noël.
C’est ainsi que, confortablement installés au coin du feu, avec ou sans cruche, une boisson à portée de main, la portée des Pimpins peut écouter l’histoire du PèreNod.
- Dans les montagnes de la Calabre vivait une troupe de brigands. Un soir, au coin du feu, le chef dit à Pipo: raconte-nous une histoire! Alors Pipo commença ainsi…
- Ah non, Père Noël, on la connaît, celle-là, pleurniche Grand-Mamanchot déçue.
- Attendez, réplique l’homme en rouge un peu fraîchement, Vous voulez une histoire, oui ou non?
- Oh oui, oh oui, oh oui! demande jeune Pimpin tout excité.
- Alors, Pipo commença ainsi: dans un lointain pays du Proche-Orient, au coeur des régions glaciales de l’Arabie du Sud, vivait une famille sympa de manchots.
- On s’y croirait, murmure Grand-Mamanchot en essuyant une larme de ses yeux.
- Un soir, au coin du feu, le Père Limpimpin prit la poudre d’escampette pour aller rejoindre une jeune brebis au doux lainage bouclé. Mais voilà que, tandis qu’il lui contait fleurette sur l’herbette (avaient-ils l’air bête, le manchot et la brebis?) survint un troupeau d’anges du ciel qui annonça une grande nouvelle, dans la ville de David, et gloria, et caetera, et sa mère Marie l’emmaillota et le coucha dans la nuit fraîche…
David? Marie? Les deux prénoms ouvrent soudain les yeux de Mamanchot qui s’exclame:
- Pascal! C’est toi! J’ai failli ne pas te reconnaître!
- Ah Pascal, quel bon gag, dit Papanchot en tirant la fausse barbe du Père Noël.
- Aïe, fait le Bon Enfant, aïe, mais qu’est-ce qui vous prend? Je ne suis pas Pascal, je suis le Père Noël, le vrai! Tenez, regardez ma carte.
Et il leur sort une pièce de légitimation officielle attestant qu’il est le vrai, le seul, l’unique Père Noël, celui qui est envoyé par un grand marchand de boissons gazeuses au délicieux goût de cola…
Du coup, Grand-Maman se réveille. Après avoir offert du chaud cola à l’assemblée (chaud à cause du feu, vous l’aviez deviné, sauf ceux qui somnolent), puis du froid Cola light à l’homme au régime, elle supplie:
- Et la fin de mon histoire, Grand-Papa?
- Bon, je continue, fait le Père Nono. Mais ne m’interrompez plus!
…Lorsque les anges les eurent quittés, les bergers se dirent les uns aux autres: ‘Allons jusqu’à Bethléem, avec les mages, porter à Jésus nos hommages’…
- Chef, chef! s’écrie le berger Pipo. Moi, je n’ai plus d’hommage. J’ai mangé tout le mien à souper!
- Pas du fromage, Pipo, répliqua le chef. Des hommages!
- Quel dommage, ô mage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie? fit Raphaël, le plus âgé des bergers.
- Qu’est-ce que tu as, Raphaël? demanda le chef.
- Eh bien, dans l’histoire, les hommages sont… attends, je sors la liste: un agneau tout petit; du miel; des fruits; et un pipeau taillé dans un roseau.
- Et alors, what’s the problem? Asked the boss.
- Ben tu sais bien, répondit Raphaël, c’est que Pipo ne sait pas chanter. Ça va faire un hommage terriblement cacophonique.
- Comment ça, je ne sais pas chanter? s’énerva Pipo, vexé. Pas du tout! Écoutez: «Oh nuit…»
- Non, tu ne chanteras pas! firent les autres en choeur.
Et ils lui tapèrent dessus à coups de poisson jusqu’à ce qu’il se taise, une grosse bosse sur le front.
- Oh, boss! pitié! souffla Pipo.
Et voilà pourquoi, conclut Papa Noël, voilà pourquoi les pipeaux, aujourd’hui encore, sont muets et que les bergers n’offrent plus que des hommages de brebis.
*
Il est presque minuit, maintenant. Un bref silence ponctue la narration. Mais soudain, un coup de sonnette déchire la nuit.
- Ah, c’est malin, s’écrie Mamanchot. Qui c’est qui devra la recoudre, la nuit, hein, je vous le demande, c’est moi bien sûr!
La porte s’ouvre toute seule et un rire sonore retentit dans la pièce:
- Joyeux Noël, mes amis!
La famille Pimpin n’en croit pas ses yeux: sur le seuil se tient, hilare, un… mais oui, un Père Noël!
- Au secours! Un imposteur! s’écrie le Bon Enfant n°1.
- Au secours! Un imposteur! s’écrie le Père Noël n°2.
Le ton monte, et Grand-Mamanchot se réveille une nouvelle fois:
- Du chocolat, mes amis?
Le second Père Noël se sert avec gourmandise. Aussitôt, toute la famille Pimpin s’exclame:
- C’est toi, Pascal, on t’a reconnu! Ta gourmandise t’a trahi!
Papanchot lui arrache sa fausse barbe, et le visage familier de Pascal apparaît.
- C’est vrai, j’avais oublié que le vrai Père Noël est au régime. Mais, poursuit-il, mais ce n’est pas une raison pour bouder mes cadeaux!
Et, de sa hotte, il sort… un grelot et une cruche à feu!
- C’est Marie qui m’a donné l’idée. Elle l’a reçue d’un certain… Elias, je crois! Joyeux Noël!
Jean-Jacques Corbaz, décembre 2003
Pour tout comprendre de cette histoire, sachez que:
- la peluche favorite de Fabrice était un manchot royal nommé Pimpin.
- un des meilleurs amis de Sylvain était David, dont la soeur s’appelle Marie et dont le père, Pascal, raffolait de faire des farces.
- la grand-maman de Sylvain et Fabrice, quoique pas gâteuse du tout, était une dealeuse de chocolats hors pair!
- un dessin (duquel des quatre? Benjamin?) représentait la mer, avec un panneau sur lequel on lisait «La mer à 10 km» alors qu’on la voyait toute proche!
- Sylvain et Fabrice avaient beaucoup aimé le conte de Noël «Elias, qui avait toujours froid», de Joël Allaz, qui comprenait le cadeau d’une cruche à feu.
- quand j’étais petit, dans les années 1950, on ne parlait jamais de Père Noël, mais on disait «le Bon Enfant».
- il y a une allusion encore à une histoire de Noël avec le berger Raphaël que j’aimais raconter: un petit roseau qui voulait tellement chanter est taillé par un berger pour devenir un pipeau; il est offert ensuite à Jésus à la crèche, et son son si doux enchante la sainte famille.
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