Les lames grises écumaient d’une rage sans énergie
Sinon leur mal de vivre.
Au port d’à-bord,
Le vent du nord tournait au gris
Comme un fêtard distrait.
Un phare orange se mit à clignoter
Juste trop calmement peut-être,
Un écran gris couvrit nos yeux
Et soudain nous cessions d’espérer.
Au port si fort,
Les voiliers délavés tendrement se hâtaient
Cherchant le vent qui s’envolait.
Au bord du bord,
Tu te penchais, frissonnante, rêveuse,
Humant l’embrun qui te flirtait.
Un fard d’orage se mit à ton visage,
Emplissant le léger crépuscule,
Un éclat gris transcendait ton regard
Et soudain tu cessais d’exister.
La ville tranquille,
Ses ruelles étroites et sombres, ses bâtisses endormies,
Ses lits d’amour, sa vie trop pleine,
Ses mille presqu’îles,
Son pied dans le passé, son oeil sur le futur,
Tout cela s’effaçait, et toi tu t’envolais.
Un pharmacien se mit à sa fenêtre
Pour me dire que d’autres aussi pouvaient rêver,
Et le vieux docteur, tout seul dans sa baraque,
Avait, je le savais, les larmes aux yeux.
Tes cils mobiles,
Ton souffle accéléré, avide de ne rien perdre,
Tes pieds gelés qui ne protestaient plus,
Dociles, sans bile,
T’emmenaient à l’au-delà des poètes perdus
Où je ne savais te suivre.
Blafard, le ciel se mit à crachoter,
Mais tu ne le savais pas, tu n’étais plus là
Sans peur, sans haine, pleine de l’orage qui montait,
Inconsciente, tu cessais d’être à moi.
Et moi, debout là, veuf et sans raison,
Et moi, sans voix, ne comprenant pas,
Je t’arrachais à cet amant diffus,
Le Léman velu, mon ennemi.
*
Quelques années après, repassant au bord du lac frémissant,
Je comprends que c’est là que je t’ai perdue.
Et je reste muet, sans peur sans haine,
Pleurant, tendant les bras au Léman agité,
Plein d’un amour naïf pour l’orage qui vient.
Je resterais là des heures, sous la pluie tiède,
Vibrant d’une émotion inconnue.
Je suis bien.
Je pleure, bien sûr, mais c’est de joie.
Jean-Jacques Corbaz, 9 août 1975
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