Lectures: Nombres 13, 25-33; Nombres 14, 1-9; Esaïe 43, 1-5.
Le passage qui nous intéresse ce matin est un peu comme ces vieux amis qu’on croit très bien connaître: nous avons tant de souvenirs qui nous attachent l’un à l’autre, tant d’émotions partagées de notre jeunesse… Mais voilà, nous avons changé, eux et nous. Le monde n’est plus ce qu’il était au temps de notre insouciance et de notre naïveté!
Alors, parfois, on regarde ces amis; on les écoute; et on se sent un peu étrangers. On aimerait retrouver à leur contact des élans, des passions que nous avions partagés… mais qui appartiennent au passé.
Le livre des Nombres, ainsi, nous semblait clair et facile d’accès au temps de notre école du dimanche. Mais aujourd’hui il suscite en nous des questions un peu dérangeantes. Par exemple: c’est quoi ce Dieu qui emmène son peuple à la conquête d’un pays? Et qui l’appelle à exterminer ses anciens habitants? Aïe, pas très chrétienne, comme conduite!
Et aussi: pourquoi le peuple d’Israël refuse-t-il ce cadeau? Pourquoi auraient-ils préféré mourir en Egypte, voire dans le désert?
Ou encore: comment se fait-il que tout le peuple parle d’une même voix, et que le livre des Nombres souligne si souvent l’unanimité de «la communauté d’Israël tout entière»?
Et enfin: est-ce possible, ces géants face auxquels Josué et ses compagnons se sentaient comme des fourmis?
En fait, notre passage appartient à un ensemble qu’on appelle «le cycle des rébellions». Ce sont les chapitres 11 à 25 du livre des Nombres. Il s’agit d’une grande fresque narrative qui multiplie les récits où Israël s’oppose à Moïse et à Dieu. À chaque fois, le peuple veut retourner en Egypte, il a peur d’entrer en Palestine. Il y a même une fois où Israël dit du royaume des pharaons que c’est un «pays où coulent le lait et le miel». Oui, vous avez bien entendu: l’Egypte, et pas la Palestine!!
Le rédacteur nous montre donc ici une image caricaturale d’Israël. Ce n’est pas sous l’effet d’une peur passagère qu’ils veulent faire marche arrière, non, c’est systématique. Le peuple, tout au long de ce cycle, ne fait aucune confiance aux promesses de Dieu. Ils considèrent le Seigneur comme une espèce de despote, un mauvais roi qui jouerait avec la vie de ses sujets; au pire, qui aurait le projet de les faire mourir; et au mieux, qui aurait de bonnes intentions, mais qui serait incapable de les réaliser.
Ouille! Entre parenthèses, cette caricature ne rejoindrait-elle pas un peu celle de quelques-uns de nos contemporains? (fermons la parenthèse).
Voilà donc le peuple qui renâcle. Ils essaient de nommer un chef autre que Moïse pour qu’il les ramène en Egypte. De ce pays que Dieu veut leur donner, ils oublient les fruits fabuleux ramenés par les explorateurs (vous vous souvenez sans doute de l’énorme grappe de raisin de la fête des vignerons); ils oublient tout ce qui parle de promesses et de vie; ils ne gardent que les craintes, et ce qui parle de mort.
«C’est un pays qui dévore ses habitants» disent les émissaires. Autrement dit, un pays qui cause sans cesse querelles, guerres, violences… Et c’est déjà ce qui arrive aux jours de Josué! Et puis, vous ne le savez que trop bien, c’est encore hélas ce qui s’y passe aujourd’hui. Re-refermons la parenthèse!
Donc, une peur systématique… longue durée! Alors, comme un enfant abandonnique, Israël préfère retourner en Egypte, terre d’esclavage et d’oppression, mais terre connue, plutôt que de s’engager en Palestine, terre promise, mais inconnue! Dont les dangers sont cachés, et donc terrorisent davantage!
Toute cette histoire du livre des Nombres illustre donc le risque immense de la foi. Le risque immense de la vie! Face à l’inconnu, nous avons tous tendance, parfois, à faire marche arrière. Même le peuple de Moïse, qui avait pourtant vécu l’Exode et tous ses prodiges, même le peuple de Moïse parle et agit à rebours du bon sens, à rebours des promesses de Dieu! «Être esclave en Egypte était au fond facile, devenir homme libre est bien plus difficile» disait Philippe Zeissig.
Malgré les précautions de Moïse; l’approche lente; malgré l’envoi des explorateurs pour qu’Israël puisse se faire une meilleure idée de la Terre promise… eh bien le peuple refuse d’entrer dans la liberté! Il n’a pas encore appris à vivre! Il préfère retomber dans le passé, c’est-à-dire dans la mort.
Vous voyez maintenant les échos que notre passage peut éveiller en nous, quelques jours après notre fête nationale! Comment continuer de grandir dans l’autonomie et le courage, face aux défis qui ont de quoi nous terroriser? Comment aujourd’hui faire confiance aux promesses de notre Dieu, pour mieux vivre?
Entre crises politiques et crise climatique; face aux difficultés économiques et sociales; au vu des violences et des intolérances qui pourrissent le monde… comment vivre et refléter l’inépuisable bonté de Dieu qui veut nous aider à ne succomber à aucune peur? Il y a là de quoi longuement méditer… et prier!
Un mot encore pour celles et ceux qui se demandent: «Est-ce que ça s’est passé comme le livre des Nombres le dit? Est-ce historique, ce récit? Dieu est-il vraiment un Dieu de conquête, qui appellerait son peuple à tuer les autres?»
Les exégètes ont découvert que notre histoire a été considérablement remaniée au fil du temps. En fonction des évènements, on a relu et réécrit ces épisodes, et on en a ainsi déplacé la pointe, le message central.
Au départ, il s’agissait probablement d’un récit assyrien. Chez les Assyriens, les dieux, pensait-on, combattaient aux côtés de leur peuple, pour leur donner la victoire.
Dans un deuxième temps, Israël a repris cette narration lors des invasions assyriennes, pour affirmer que le Seigneur, lui aussi, favorisait les desseins de son peuple, et qu’il était plus puissant que les divinités des envahisseurs. C’est en particulier le roi Josias, au VIIè siècle avant JC, qui a développé cette croyance, pour appuyer son projet d’expansion du «Grand royaume d’Israël» - toujours contre l’Assyrie.
L’image d’un Dieu qui appelle à l’occupation du pays et l’expulsion de ses habitants (ou leur extermination) a servi alors, d’une part à légitimer la possession de nouveaux territoires; et d’autre part elle a servi à condamner les mariages mixtes entre Juifs et «étrangers» vivant sur le même sol. On voulait, bien sûr, éviter le mélange religieux (le syncrétisme) qui risquait de déformer l’héritage spirituel des descendants de Moïse.
Ces considérations historiques vont nous aider à comprendre nos versets dans leur contexte, et à ne pas les mettre au service de visées impérialistes. Et là, je pense autant à la Suisse, aux USA ou à la Russie qu’à Israël aujourd’hui!
Ces considérations historiques vont nous aider également à discerner comment Dieu peut nous aider, aujourd’hui. Car notre récit a été relu et retravaillé bien après Josias encore, à l’époque perse, soit aux IVè et Vè siècles avant JC, au temps où les exilés à Babylone revenaient à Jérusalem.
Ils rentrent chez eux, tout heureux. Mais voilà qu’ils retrouvent leurs terres ancestrales occupées par d’autres (déjà des Palestiniens)! Les conflits, les mariages mixtes, le syncrétisme menacent de gangréner le pays. La tentation est immense de se replier sur les anciennes traditions, de chercher à reproduire le passé à tout prix; de se fier à ses réflexes humains de survie, sans tenir compte des appels du Seigneur.
C’est le rédacteur de cette époque, en ces années-là, qui a donné cette place impressionnante aux révoltes du peuple contre Moïse et contre Dieu, façonnant notre fameux «cycle des rébellions».
C’est lui qui considère le Seigneur non plus comme une arme aux côtés de ses soldats, mais d’abord comme une promesse d’avenir, qui veut nous apprendre à vivre libres, sans repli ni terreur.
C’est lui bien sûr enfin qui introduit la jolie remarque sur les géants, devant lesquels les émissaires de Moïse se sentent petits comme des fourmis. Et qui ajoute finement: «Et c’est bien ainsi qu’eux-même nous voyaient».
Car si souvent le regard des autres modifie notre regard sur nous-même. Si je me crois petit et fragile comme un insecte, les autres deviennent des géants, prêts à m’écraser. Les sportifs entre autres peuvent l’expérimenter.
Aujourd’hui, à une époque où le regard des autres pèse énormément, comment résister à cette pression? Quand ma valeur dépend, aux yeux de beaucoup, de ma réussite sociale; de mon physique; de mon compte en banque; de mes habits… Quand les modèles de la publicité, des médias ou des influenceurs exercent leur ascendant si fort… Alors, de grâce, laissons les yeux de Dieu transformer notre regard sur nous-même!
Nourrissons-nous du fait que Dieu, plus grand qu’un géant pourtant, Dieu nous regarde avec faveur. Il nous dit: «Je te prends comme tu es. Tu n’es pas misérable comme une fourmi - et je ne te demande pas d’être un géant non plus. Tu es un être humain, et c’est bon comme ça. Je t’aime ainsi. Tu es mon trésor. ‘Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’appelle par ton nom, et je t’aime’».
Amen
Jean-Jacques Corbaz