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mercredi 1 janvier 2025

(Co) Noëlle, l’aimante religieuse


 
Chapitre 1


Elle s’appelait Noëlle, mais n’avait guère eu de père. Davantage grand gosse que Bon Enfant, l’auteur de ses jours prolongeait son adolescence sur les chemins et dans les cafés au moment où Noëlle commençait la sienne.


- Pap’…


Ça faisait bien rigoler les copines: si souvent elle se trompait. Le prof interpellé en rajoutait parfois: «Noëlle, voyons, tu te crois à la maison?». Hélas non, M’sieur, chez nous, il n’y est jamais, le Pap’. Plutôt au bistro. Ou au foot. Ou…


Alors elle rougissait encore plus fort en maudissant celle qui prenait toute la place dans la petite villa, reine-mère écrasant le prince qu’on sort, à qui ne restait d’autre choix que de sortir encore.


Treize ans déjà que ça durait. À cause d’elle, d’ailleurs, lui avait-on dit, puisque Mam’ avait dû rester couchée toute la grossesse, et que son humeur s’était altérée en même temps que son tour de taille, et qu’hélas ni l’une ni l’autre n’avait subi de réelle amélioration depuis.


- Oui, euh, M’sieur! C’est l’heure du caté. Je peux y aller? Ce s’rait sympath’!


Et Noëlle allait. Vite. Car l’instruction religieuse était le meilleur moment de sa semaine. Tous ces récits légendaires ou imagés faisaient chanter son imagination rêveuse; ces événements surnaturels ouvraient la fenêtre à de prometteuses collisions entre fantasmes et réalité.


Et surtout, surtout, l’essentiel: un Père toujours là, disponible. Il suffit d’une prière; même pas, d’une pensée, et il écoute. Romantisme d’adolescente et confiance enfantine s’unissaient pour faire de Noëlle une catéchumène modèle.

                                                   *


Cette année-là, en septembre, le  pasteur aux tempes grises prit sa retraite. Noëlle le regretta, mais pas longtemps. Car lui succéda un jeune aux cheveux blonds, plein d’idées nouvelles, enthousiaste et chaleureux. Que Mam’ n’aimait pas trop, bousculée qu’elle se sentait dans ses habitudes. «Cheveux blonds, idées courtes» disait-elle, en citant (mal) son chanteur préféré.


Ces critiques maternelles ne firent que stimuler l’intérêt naissant de Noëlle, renforcé par un adolescent esprit de contradiction. À la sortie du caté, elle restait de longues minutes à parler avec Antoine, c’était le nom du jeune ministre. Échanger à propos de la Bible, mais aussi du quotidien. De ce père absent. Et de ses rêves, à peine ébauchés, de partir très loin faire le bien. En Afrique peut-être. À Lambaréné, pourquoi pas, comme infirmière, avec le Dr Schweitzer?


Le coeur de Noëlle battait un peu plus fort qu’il n’est décent. Antoine, d’ailleurs, n’avait pas l’air indifférent. Il semblait apprécier ces échanges, allant même parfois jusqu’à évoquer, mais très discrètement, un ancien chagrin d’amour. Quand elle était seule, la jeune fille passait de longs moments à rêvasser, à dessiner, à soupirer. Voire parfois à écrire de petits poèmes secrets exaltant son «Prince Bleu», comme elle le nommait. Sans bien savoir s’il s’agissait d’Antoine ou d’un inconnu à venir.


Les choses se gâtèrent lorsque Mam’ découvrit ses petits trésors, pourtant cachés avec soin. Elle lui fit une scène incroyable, comme si elle avait tout deviné. Tout? Mais il ne s’était rien passé. Il ne s’était encore rien passé.


Il faut dire que la reine-mère avait le don de percer les secrets les mieux dissimulés. Si par malheur sa fille avait fait une tache sur un rideau du salon, dans un coin sombre pourtant, Mam’, en rentrant, sans même enlever son manteau, allait directement à l’objet du délit avec un flair de limier et commençait son enquête. Et une fois, une unique fois où Noëlle avait cédé à l’envie de s’acheter en cachette un minuscule bracelet orné de coeurs, qu’elle avait soigneusement recouvert de mille vieilleries qui ne servaient jamais, mieux dissimulé, impossible… Pourtant, le soir même Mam’ brandissait le petit bijou au nez de sa fille avec des questions en rafale…


Bref, poèmes et dessins passèrent à la poubelle, rejoignant le bracelet et d’autres trésors éphémères que la police du logis avait bannis. Ils s’en allèrent nourrir une verte rancune de la fille à l’égard de sa mère et rendre encore plus froide l’atmosphère de la maison, que Pap’ d’ailleurs avait fini par déserter définitivement.


Ainsi, Noëlle n’était heureuse que dans la paroisse. De préférence dans l’entourage d’Antoine. Après sa confirmation, demandée et reçue avec bonheur, elle s’engagea comme aide pour le caté. Ainsi que dans le groupe de jeunes, qui animait des cultes et des rencontres pour adolescents comme pour tous âges. Lambaréné, elle n’y pensait même plus.


Son entrain, son dévouement passionné, sa disponibilité la firent rapidement apprécier de tous. Et en premier lieu d’Antoine, qui se plaisait à le relever en souriant: «Noëlle, c’est un cadeau! Mais c’est elle qui m’emballe!». À ces mots, l’intéressée se sentait soulevée de bonheur, sans se demander d’ailleurs s’il lançait cela pour le jeu de mots ou si réellement il le pensait.

                                                    *


Sa formation d’infirmière achevée, Noëlle accepta un poste à l’hôpital proche de leur village. Ce qui lui permit de poursuivre assidûment ses engagements paroissiaux, voire d’en ajouter.


En fait, elle était devenue indispensable à cette petite communauté rurale, portée par un pasteur toujours aussi dynamique. Antoine et Noëlle se complétaient dans une belle harmonie. Elle disait en souriant: «Il est le berger, et moi le chien qui rameute le troupeau!». Même s’il ne s’était pas déclaré, pas encore, il lui était devenu si proche, si doux, si prévenant aussi, qu’elle sentait bien qu’un jour, oh un jour bientôt peut-être, oui, un jour bientôt sans doute… Soupirs…


Hélas. Les rêves sont traîtres, et l’imagination nous mène souvent par le bout du nez. La chute est dure, quand la réalité nous frappe en pleine face.


Un jour d’avril, donc, Noëlle vit arriver Antoine… accompagné. Une jeune femme un peu timide qui le couvait d’un œil amoureux. Les joues un peu roses, le pasteur venait présenter sa fiancée à la paroisse. Ils allaient se marier en juin.


Un merle sifflait dans le noyer voisin. Il semblait à Noëlle qu’il susurrait, d’un air flûté: «pffuii, pffouii», un peu comme la jeune suisse-allemande qui travaillait chez les Besson. «Pffuiii, je te l’avais dit…». Un merle. Un oiseau noir à l’image de la mort, au bec jaune comme un amour trahi. Jaune comme les fleurs qu’elle avait cueillies pour décorer l’église ce dimanche-là. Jaune aussi comme son rire, qui aurait voulu saluer sa rivale, mais qui en était incapable.


Comment Noëlle réussit à ne pas pleurer devant tout le monde, elle ne saura jamais le dire. Ce n’est que dans sa chambre, à l’écart de Mam’ qui ne bougeait plus ses 120 kilos de son fauteuil, ce n’est qu’une fois sûre d’être vraiment seule qu’elle put enfin laisser, goutte à goutte, s’écouler sa tristesse immense et son désespoir. Pas de torrents, non, pas de cris non plus. Juste une longue peine, indicible, impossible à tarir.


Cette nuit-là, réfugiée dans la vieille grange à foin de ses ancêtres devenue inutile depuis le triste décès de l’oncle Jules, Noëlle se sentit elle aussi inutile et vide. Poussiéreuse. Elle regarda les poutres, juste là où le dernier paysan de la famille avait été trouvé au bout d’une corde, le jour où il avait cru être atteint du cancer. Alors qu’il ne l’était pas, sombre histoire. Cherchant des yeux de quoi, elle aussi… Mais en vain. Tant de toiles d’araignées masquaient sa vue, embuée d’ailleurs.


Araignées. Elle se surprit à regarder plus attentivement le dessin des fils harmonieusement tissés. Se souvenant du même coup d’une prédication d’Antoine à propos de la Création. Laquelle, disait-il, reflète la beauté même de Dieu! Voyez les fleurs du printemps, ajoutait-il, si bien colorées de jaune, de bleu, comme pour chasser la morosité de l’hiver, et chanter Pâques, nouvelle création! Pensez au chant des oiseaux, qui sont beaucoup plus fréquents, variés et mélodieux qu’ils ne devraient l’être selon les théories des biologistes. Contemplez les toiles d’araignées, oeuvres d’art méconnues, et même arrêtez-vous sur celles qui les ouvragent, elles aussi beautés ignorées!


Noëlle, qui avait toujours détesté ces bestioles à huit pattes et leurs fils gluants, s’était mise depuis ce culte à les regarder d’un oeil neuf, voire à les aimer. Étonnamment, même Mam’, qui lui faisait parfois penser à une grosse épeire trônant au milieu de sa toile, oui même Mam’, à y bien penser, était une oeuvre du Créateur, dont la beauté et l’utilité, quoique cachées, ne devaient pas moins être réelles.


Retrouvant un peu la sereine confiance qui rayonnait des prédications d’Antoine, Noëlle, sans s’en rendre compte, prit une légère distance d’avec son désespoir. Repensant à cette proximité qui lui faisait tant de bien, elle se surprit à se réjouir de le revoir, d’entendre encore ses mots passionnés et passionnants, ses discours imagés si clairs et doux, ses contes lumineux. Non, elle n’allait pas renoncer à tout cela à cause d’une autre femme. Elle puiserait dans son amour et dans sa foi la force de supporter même l’insupportable. Elle continuerait à s’engager auprès du pasteur et dans la paroisse, autant voire plus qu’avant.

 



Chapitre 2


Les années ont passé. D’abord lentement, puis de plus en plus vite. Antoine et sa douce épouse un jour de printemps sont partis pour un autre poste, où les talents du conteur étaient vivement souhaités.


Lui ont succédé d’autres ministres, de toutes sortes. Des jeunes, des bedonnants; des curieux, des éloquents. Elle, Noëlle, est restée, reportant sur les nouveaux habitants de la cure tout son amour et son dévouement. Voisine de la demeure aux volets verts et blancs, elle en est devenue la gardienne attitrée, s’occupant du courrier, des plantes en pot et du jardin en l’absence du pasteur et des siens. Détenant la clé, en cas de besoin. Veillant sur tout, l’oeil attentif. Aidant autant qu’elle peut.


Elle se sent membre de leur famille. D’ailleurs, plusieurs l’ont relevé avec chaleur et reconnaissance. Le successeur d’Antoine lui a même glissé, dans un clin d’oeil, une petite carte, certain soir où ils n’étaient plus que les deux pour ranger la salle après la kermesse paroissiale. Il y avait écrit: « Merci, Noëlle, tu m’es précieuse! Que serais-je sans toit, comme chantait Jean Ferrat un jour de déluge!»


Quant à ses engagements paroissiaux, elle ne les a pas abandonnés. À plus de huitante ans, elle est encore monitrice du Culte de l’enfance, lectrice au culte, responsable de fleurir l’église. Elle conduit encore, malgré ses yeux de plus en plus souvent embués de gris. Mais disons que sa manière très… personnelle d’interpréter les règles de priorité cause de multiples frayeurs aux parents de ses jeunes passagers, quand elle les transporte d’une église à l’autre!


Mam’ est décédée, un soir où ses artères ont lâché. Noëlle ne s’est jamais mariée. Ou plutôt: elle s’était unie à sa paroisse, à ses pasteurs successifs, à leur famille, pour la vie. Sublimant à leur profit son amour pour Antoine.


Les vacances du ministre et des siens sont pour elle un temps étrange et ambigu: à la fois elle se sent heureuse et utile, car elle règne sur la cure en maîtresse des lieux; mais d’un autre côté elle souffre de l’absence de son demi-dieu, et des enfants, peut-être surtout des enfants, qu’elle aime tant voir de sa fenêtre gambader dans le jardin.


Alors, imaginez son émotion quand elle apprend, un soir de printemps (mais pourquoi est-ce toujours au printemps?) que le pasteur va quitter la paroisse. Qu’il déménage à fin juin. Et qu’il y aura un jeune successeur, oui, mais pas avant l’année prochaine, pas avant Pâques au moins. Entretemps, oui, un remplaçant, mais qui habite ailleurs.


Dix mois! Dix mois où la cure sera inhabitée. Vide et inutile. Et le jardin désert. Noëlle sent soudain se rouvrir une blessure vieille de cinquante-sept ans. Vide et inutile, elle aussi. Puisqu’Antoine ne sera plus là… mais non, il s’appelle André. Même plus de grange où aller pleurer, elle a été démolie pour y construire des appartements. Même plus d’araignées…


«Il reviendra z’à Pâques, ou à la Trinité», chantonne-t-elle dans sa tête meurtrie. Mais comment vivre jusque-là? Ou plutôt, comment ne pas mourir? Soupirs.


Elle se rassérène un peu quand elle apprend que le futur ministre et sa femme sont fraîchement mariés, donc qu’il y aura, peut-être, des bébés à venir. Et puis, ils feront déjà quelques passages avant l’hiver pour s’occuper un peu du jardin, en vue de leur installation en avril. Et tiens, Madame est infirmière, elle aussi…


En désherbant les alentours de la cure afin que tout soit beau pour leur venue, Noëlle aperçoit un jour une minuscule repousse de cerisier sortie du sol. Un petit germe tout neuf, à l’abri de la vieille demeure. Comme un signe. Oui, Dieu crée toujours. Mais combien d’années faudra-t-il pour que cette petite tige devienne un arbre, et qu’il donne des fruits? Je ne serai plus là, se surprend-elle à penser.


Et tout en continuant son ouvrage au mépris de ses articulations qui grincent, elle médite sur la fragilité de la vie. Et sur le cimetière, où repose Mam’ depuis vingt ans. Là où elle la rejoindra un jour. Sans doute.


Ses pensées lui remettent en mémoire l’une des affirmations acides que sa mère répétait fièrement chaque fois qu’elles allaient fleurir la tombe de l’oncle Jules. Un aphorisme grinçant que Noëlle redoutait d’avance: «L’être humain est si bête, affirmait Mam’: cela fait des siècles et des millénaires qu’il met ses morts en terre en espérant qu’une vie y germe de nouveau. Mais non, rien ne sort. Malgré tout, il continue de planter ses défunts, attendant je ne sais quel prodige.»


Noëlle se demandait toujours ce qu’Antoine aurait répondu. Mais elle n’avait jamais osé lui poser la question. D’ailleurs qu’importe, à présent.

                                                     *


Avril arrive enfin, au bout d’un hiver interminable, mais il arrive. Amenant dans son panier le nouveau couple pastoral. Jonquilles et forsythias rivalisent avec les pissenlits et renoncules pour célébrer l’espoir.


Pourtant Noëlle a de la peine à se mettre au diapason. Elle se sent fatiguée, parfois, sans entrain. Ses jambes sont lourdes. Les matins difficiles. Elle qui s’est toujours levée avec les poules pour ne laisser perdre aucune minute de la journée offerte, comme un trésor qu’il s’agit de ne pas galvauder, elle si active, tellement généreuse de son temps et de ses forces… Elle ne se reconnaît plus.


Et puis, il y a ses pensées, ou plutôt ses ruminations, qui la ramènent si souvent vers le passé. Ou vers le futur proche, le cimetière. Lorsqu’elle s’y rend, quand le vent souffle, elle est parfois surprise de voir les fleurs s’agiter, comme prises de sanglots.


Bien sûr, le nouveau pasteur est là. Il redonne souffle à la paroisse. Plein d’idées nouvelles, avec enthousiasme et chaleur; il affectionne les images, les contes. Mais ce n’est pas vraiment comme avant, comme Antoine; ni comme les autres. Bousculée dans ses habitudes, peut-être.


Noëlle se surprend fréquemment à observer le ventre de la jeune épouse. Une vie y prendrait-elle racine? Mais elle a beau guetter, la rondeur tant souhaitée ne se manifeste en rien. Pas davantage que d’éventuelles nausées.


Aider, bien sûr, aider. Mais cette fatigue. Ces articulations qui protestent. Et aussi, tiens, cette douleur furtive parfois, là dans le ventre. Pas forte, non, mais un peu sourde. Et qui revient, tenace, au même «là». Serais-je comme l’oncle Jules?


Son médecin, qui la suit régulièrement maintenant, veut la rassurer à chaque fois. Mais non, ce n’est rien, à votre âge, c’est normal, la fatigue, les petites douleurs… Vous nous enterrerez tous…


Un jour qu’elle arrive à la cure pour boire le café, elle entend par la fenêtre ouverte le couple qui discute: «Tu te rends compte, hier Noëlle est venue six fois sonner à la porte. Six fois! J’ai noté». Le coeur battant fort, elle rentre chez elle. Oui, c’est vrai. Les pasteurs précédents, je les ai aidés. Mais maintenant, c’est moi qui ai besoin d’aide. Je ne suis plus un cadeau.

                                                   *


L’été passe, puis l’hiver, puis un nouvel été. Et c’est en  avril, encore une fois, que la nouvelle arrive enfin, qui la surprend même, tellement elle n’y croyait plus. Après presque deux ans, une petite vie bourgeonne dans le ventre de la jeune infirmière.

 
N’ayant plus d’activité professionnelle par choix, Madame Pasteur entoure Noëlle de plus en plus, ce qui les rapproche beaucoup. Et sa formation médicale lui permet d’être un secours  efficace pour sa santé.


L’octogénaire en effet souffre, souvent et plus que souvent, de son pénible passé qui lui crée des lancées dans l’abdomen. Le médecin tient la jeune infirmière au courant de tout, puisqu’à présent la cure est la seule famille de Noëlle. Le mal est grave.


Féru de théories récentes, le toubib explique que de telles tumeurs apparaissent fréquemment deux ans après un gros choc, ou un profond chagrin. «Deux ans? Mais c’est quand la cure est restée inoccupée durant dix mois» pense le pasteur. «Nous ne la connaissions pas assez alors pour mesurer l’ampleur du choc qu’elle a subi».

                                                     *


L’été est suffocant, cette année-là. L’infirmière enceinte souffre, mais ce n’est rien à côté de ce qu’endure Noëlle. Car elle additionne ses maux, de plus en plus violents, à sa compassion pour la future mère: elle a toujours porté la famille pastorale dans son coeur et sur son sein, ce n’est pas maintenant que ça va changer.


Septembre vient fredonner doucement un refrain plus doux. Les canicules sont passées, mais pas l’immense fatigue de Noëlle. Courageuse, elle refuse de se laisser abattre. Pourtant l’effleure aux soirs de larmes l’envie de partir. Partir… Son médecin assure à ceux de la cure qu’elle n’en a plus pour longtemps.


«Je ne comprends pas ce qui la garde encore en vie, elle a des tumeurs partout» murmure un soir Madame Pasteur à son époux, après une énième visite à Noëlle. «Je crois savoir ce qui la tient, répond l’homme: elle attend que tu aies accouché».


Bébé est attendu pour octobre. Les semaines s’allongent et n’en finissent pas. L’herbe sèche, la fleur se fane. La vie se retire peu à peu. Comme le chante si bien Jacques Brel, Noëlle ne voyage plus que «du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit… au lit».

                                                      *


Avec un peu d’avance, bébé tant attendu se montre enfin! À la maternité, infiniment heureux et reconnaissant, le couple se promet que sa première visite, dès que maman et nouveau-né seront à la maison, sera pour Noëlle. Si elle est toujours là.


Trois jours plus tard, ils sonnent à la porte en tremblant un peu. La froide pluie d’automne, qui s’en est donné à coeur joie, vient de s’interrompre doucement, comme par respect pour l’instant, pour ne pas déranger. 


Dans son lit, Noëlle se dresse. Elle aperçoit le trio, et le bébé, et surtout le bébé. Elle s’illumine de l’intérieur, et malgré les gros nuages noirs dehors, on peut voir dans la petite chambre comme s’il faisait grand soleil. «Il y aura de nouveau des petits rires à la cure!» sourit-elle, oubliant ses souffrances pour quelques brèves secondes.


Le lendemain, Noëlle soupire pour la dernière fois. Sous son oreiller, on découvre une vieille photo fripée et un peu jaunie. Au verso, rien qu’un prénom: Antoine.


Elle s’appelait Noëlle.


Jean-Jacques Corbaz, terminé en automne 2024      



N.B. Cette histoire est une fiction. N’y voyez pas d’exactes correspondances avec des personnes ayant existé, même si elle s’en inspire largement, le second chapitre surtout. On pourrait ainsi reconnaître dans le bébé et les circonstances de sa naissance celles d’un… pasteur prénommé Sylvain. La réalité a parfois autant d’imagination que les romanciers!
JJC   


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