Prédication du 20 juin 2022- «Le sacré fils d’Abraham»
Lectures bibliques: Genèse 22, 1-19,
Matthieu 19, 21-24, Jean 12, 24-25.
K. Gibran, « vos
enfants ».
Y a-t-il un
révolté dans la salle? Je veux dire: est-ce que, parmi nous, il y en a qui
trouvent horrible cette histoire dite du «sacrifice d’Isaac»? Je l’espère bien.
Car pour beaucoup, nous avons entendu ces récits de l’Ancien Testament si tôt
et si fréquemment que nous nous sommes un peu habitués aux horreurs qu’ils
contiennent. C’est mon cas.
Mais, quand je
réfléchis un peu, quand je raisonne en tant que père (ou grand-père!), moi
aussi, je trouve épouvantable ce Dieu qui demande à un homme d’immoler son fils
unique. Il joue de
manière sadique avec les sentiments paternels d’Abraham, non? C’est révoltant!
J’espère que
vous réagissez un peu comme ça. Car sans cette révolte, on risque de comprendre
notre histoire de manière très incomplète.
Pour bien
saisir ce qu’elle veut nous dire, regardons tout d’abord ce qui l’entoure:
juste avant, le chapitre 21 de la Genèse nous raconte le moment où Isaac est
sevré; c’est-à-dire, dans la culture juive, l’époque où le garçon est séparé de
sa mère, et où c’est le père qui le prend en charge. À ce moment, Sara, sa
mère, devient jalouse d’Ismaël, le fils qu’Abraham avait eu auparavant avec une
servante. Elle obtient qu’Abraham chasse Ismaël et sa mère. Le patri-arche les
envoie dans le désert, ce qui les voue à une mort quasi certaine.
Puis c’est
notre récit du sacrifice (manqué) d’Isaac ; et le chapitre s’achève avec la
naissance de Rébecca. La suite racontera la mort de Sara, puis le mariage
d’Isaac et Rébecca. Tout nous est donc
présenté comme si notre récit était une charnière, une sorte de passage de
l’enfance à l’âge adulte pour Isaac.
Bien sûr, vous
connaissez l’interprétation traditionnelle de notre histoire: Dieu teste la foi
d’Abraham, et ce dernier obéit de manière exemplaire. Cette façon de voir est
juste et vraie, c’est important de mettre en évidence l’obéissance et la foi
d’Abraham… mais il y a dans notre récit des tas d’autres choses dont j’ai envie
de vous parler ce matin.
Quelques
détails m’ont intéressé. Par exemple, au début, quand Dieu appelle Abraham, il
lui dit «Va». Mais le verbe hébreu de la V.O. veut dire plus que ça. Il
signifie «Va vers toi», ou «Va pour toi», «Va pour ton bonheur». Ce qui nous
donne un indice qu’Abraham, lui aussi, va découvrir quelque chose de nouveau. Ce n’est pas seulement
un examen qu’il passe, c’est également un progrès qu’il va faire.
Deuxième
détail. Quand Dieu demande à Abraham d’offrir son fils en holocauste, l’hébreu
utilise un verbe très courant qui veut dire «faire monter». Ce verbe désigne
l’action de l’holocauste: «Fais monter un agneau» signifie «Fais brûler un
agneau en holocauste» (vous vous souvenez peut-être que cette sorte de
sacrifice était entièrement consumé par le feu, à la différence d’autres sacrifices où on
mangeait une partie de l’animal). Mais, «faire monter» ça veut dire aussi, tout
simplement… eh bien «faire monter», voire «faire grandir»! «Prends
ton fils et fais-le monter sur la montagne», on pourrait très bien le
comprendre sans penser du tout à un quelconque sacrifice! «Fais-le gravir la
montagne, ou fais-le grandir!»… Il
y a là une ambiguïté, ou alors un jeu de mots!

Troisième
détail. L’hébreu dit qu’Abraham se met en route. Il prend deux jeunes hommes,
soit deux domestiques, avec son fils. Or quand il reviendra, à la fin du récit,
le narrateur dira simplement «Ils revinrent, ensemble». Avant le sacrifice
manqué, Isaac est appelé «enfant» ou «fils». Après, il est appelé «jeune
homme». Comme s’il avait, ainsi, franchi une étape de sa vie, un palier.
Quatrième
détail. Dieu a deux noms, dans cette histoire! Il y a celui qui demande à
Abraham de sacrifier son fils (ou de le faire monter), c’est Dieu (en hébreu
Elohim). Et il y a celui qui arrête le bras du patriarche et qui rappelle ses
promesses de bénédiction, c’est Le Seigneur (en hébreu YHWH, qu’on a traduit
autrefois par L’Eternel).
Dans l’Ancien
Testament, Elohim c’est plutôt le dieu strict, de la rigueur, de la morale. Alors que
YHWH, c’est davantage le dieu libérateur, celui de la miséricorde et de
l’amour, celui qui nous accompagne, l’ami proche.
Conclusion de
ces quatre détails: il semble que, dans notre récit, ce soit aussi Abraham qui
passe d’un stade à un autre en même temps que son fils; que ce soit l’histoire
d’une découverte par Isaac et surtout par son père, une découverte au sujet de
Dieu: le Créateur n’est pas que rigueur inflexible, mais il est surtout grâce,
amour, volonté de liberté. Cet
épisode est un enseignement sur Dieu, qui protège la vie, qui refuse les
sacrifices humains. Ce n’est pas tellement l’obéissance aveugle ou le
renoncement qui sont prônés ici. Mais plutôt la foi en un Seigneur qui veut
sans cesse nous rendre libres.
Cette
libération va être douloureuse pour Abraham surtout. J’ai l’impression que le
fil conducteur de notre récit, c’est la possession du patriarche, sa tendance à
être possessif avec son fils.
En effet, résumons.
Parce qu’Isaac est assez grand, c’est à Abraham maintenant de l’éduquer. Alors
il se sépare de l’autre fils, Ismaël, comme pour garder Isaac tout à lui. Mais Dieu
voit le point de résistance, comme Jésus avec le jeune homme riche; l’attachement
excessif que le patriarche porte à Isaac. Dieu demande ce seul fils qui reste. Et
Abraham obéit. Tout en marchant vers le lieu du sacrifice,
pendant trois jours, il se dépossède d’Isaac. Il en fait son deuil.
Par trois fois
(cinquième détail), par trois fois, quand on devrait parler de l’agneau à
offrir en holocauste, le narrateur dit brusquement «tous deux allaient,
ensemble». Comme s’il voulait nous suggérer que la victime, dans cet étrange
sacrifice, la victime, c’était tout autant le père que le fils. Abraham, qui
devait apprendre à se déposséder d’Isaac: tous deux allaient, ensemble.
Dernier détail,
étonnant. Alors qu’on a toujours parlé, pour l’holocauste, d’un agneau, soit d’un
animal fils, eh bien c’est un bélier qui sera finalement sacrifié, soit
un animal père. La Bible a de ces clins d’oeil!
Parce
qu’Abraham a accepté de se sacrifier en même temps qu’Isaac, parce qu’il n’a
pas retenu son fils, il devient ainsi image prophétique du Seigneur lui-même,
lui qui à Golgotha n’épargnera pas non plus son fils unique, pour nous libérer!
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Enseignement
sur Dieu, qui refuse les sacrifices humains, qui ne veut pas accaparer les
hommes, mais les rendre libres.
Enseignement
sur nous-mêmes. Nous-mêmes qui, comme Abraham, sommes appelés à nous
déposséder, à nous «désaccaparer» de nos enfants, ce qu’exprimait très bien le
texte de Khalil Gibran, tout à l’heure. De nos enfants biologiques et aussi
bien sûr de nos «enfants» entre guillemets! Donc de nos entreprises, de nos
créations, de nos œuvres, qui font notre fierté.
Non pas de les
considérer comme futiles, bien sur! Mais d’éviter de nous y attacher avec
excès, de les accaparer, d’empêcher les autres d’y avoir accès.
Eugène Ionesco a
eu ce mot profond: «c’est souvent la peur de perdre qui nous fait perdre». Une
fois qu’Abraham a compris cela, alors il peut donner, et il recevra au
centuple. Depuis ce moment-là, quand il part, il ne prend plus son fils ou ses
jeunes hommes: non, ils partent, ensemble!
Abraham, ainsi,
a su ne pas retenir son fils, au moment où il le fallait. C’est pour cela qu’il
est devenu une figure exemplaire de foi. Il a su le faire ni trop tard ni trop
tôt: Isaac n’est pas un petit enfant, c’est un adolescent.
Dès lors, Isaac
peut se marier: son père l’a offert, Dieu ne l’a pas pris; il est donc libre!
Friedrich Hoelderlin
disait: «Dieu crée l’homme comme la mer crée les continents: en se retirant».
Amen
Jean-Jacques Corbaz
+ Avant la prédication, nous avons chanté «Trouver dans ma vie ta
présence… choisir avec toi la confiance». Et après l’intercession, bien
sûr: «Les mains ouvertes».
« Vos enfants ne sont pas vos enfants » de Khalil Gibran
Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à la Vie.
Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne sont pas
votre propriété. Vous pouvez leur donner votre amour, mais pas vos pensées. Car ils ont
leurs propres pensées.
Vous pouvez héberger leurs corps, mais pas leurs âmes. Car leurs âmes résident dans la
maison de demain que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves. Vous pouvez vous
efforcer d'être comme eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image. Car la vie ne
marche pas à reculons, ni ne s'attarde avec hier. Vous êtes les arcs desquels vos enfants
sont propulsés, tels des flèches vivantes. L'archer vise la cible sur le chemin de l'Infini,
et Il vous tend de Sa puissance afin que Ses flèches volent vite et loin. Que la tension que
vous donnez par la main de l'Archer vise la joie. Car de même qu'Il aime la flèche qui vole,
Il aime l'arc qui est stable.