(un peu daté, surtout le second volet et son front polémique, déjà caricatural en ce temps-là. Rédigé en 1978, et reflet de cette époque. Heureusement, tout a bien changé depuis!)
1. La mort de Jacques
Lui, c’est Jacques. Un âge indéfinissable, un passé perdu dans le flou de sa mémoire. Jacques. Un prénom comme un autre, presque au hasard. Admettons: lui, c’est Jacques.
Moi, c’est Jacques. Moi, c’est moi, disons Jacques pour simplifier. Mon univers, eh bien… c’est le mien; disons mon univers pour simplifier. Je suis moi, dans mon univers, ça me suffit.
Je suis bien, c’est vrai. Mais qu’est-ce qui est vrai? Disons: je suis bien. De temps en temps secoué par la vie, parfois surpris. Un monde en demi-teintes, douillet, mais à ma mesure. Mon monde à moi.
* *
Depuis quelque temps, soudain. je touche une limite, une de ces limites qui m’entourent. Il m’arrive de la repousser, de me retrouver dans une aire de liberté. Moins souvent, la limite reste, plus fixe, plus dure que moi. Je m’en accommode.
Depuis quelque temps (mais qu’est-ce que le temps?), depuis quelques mois, quelques années, que m’importe, depuis quelque temps ces limites sont plus fortes. Je m’y heurte plus souvent, elles m’obéissent moins; ou est-ce moi qui me raidis, qui m’en accommode moins? Depuis quelque temps, je suis plus mal à l’aise dans mon univers.
Parfois même, je suis un peu las. À quoi me sert-il de vivre dans ce monde qui me bloque, qui m’enferme, qui me diminue? Est-ce passager, ou, comme il me semble, cela va-t-il en empirant? Serait-ce cela qu’on appelle vieillir?
On verra…
* *
Non, décidément, ça ne va pas mieux. Qu’est-ce que je peux faire? Avant, il me semblait être tout-puissant, que le monde était à moi. Avant, l’avenir n’était que continuation du présent, d’un bonheur qui se renouvelait.
Maintenant, je ne sais plus. Parfois, j’ai peur. Où vais-je? Comment être maître de mon destin?
Et après? Après… maintenant; quoi après? Est-ce cela qu’on appelle la mort?
On… Est-ce qu’on verra?
Mais je ne veux pas mourir! Non, pas mourir! Du moins, pas maintenant. Faut-il m’accommoder, m’accommoder encore? J’aimerais… J’aimerais que ce soit toujours comme avant, quand j’étais jeune, quand j’étais bien.
* *
Parfois, je reçois comme des signes. Comme un frémissement du monde qui m’indiquerait où je vais. Comme si mon entourage m’encourageait à… à me préparer à… à faire face à ce qui m’attend. Je crois bien que c’est ça, la mort.
Le monde est de plus en plus oppressant. Je me sens enfermé, raidi, pareil à un cadavre. Comme si le monde voulait me chasser, me faire mourir. Oui, c’est vrai, je crois, il faut mourir un jour ou l’autre, une année ou l’autre, où l’on est prêt, comme un fruit mûr.
Non, ça ne peut pas durer comme ça! J’en ai marre! Je suis de plus en plus lourd et inutile, je ne peux presque plus me déplacer. Toutes les joies qui remplissaient ma jeunesse, je dois y renoncer. Par moments, cet âge est intolérable, et je rêve d’être délivré. Les signes sont de plus en plus forts, plus précis. Je n’en ai plus pour longtemps.
Résigné, moi? Mais le destin me pousse, implacable. Je n’ai pas d’autre issue. Il faut que cette prison meure, disparaisse, et moi avec. Puisque je ne vis qu’en elle. Puisque je ne peux vivre que dedans elle. Après? Peu importe après, mais que vienne la fin, que je sois délivré!
Ce que je peux faire? Affronter la mort, la saisir, la vivre comme on vit ses peurs, ses joies. La maîtriser, la voir venir, la savoir venir. La vouloir venir.
* *
Le temps s’approche. Je le sens. Mais j’ai peur, parfois. Parfois je sais que j’ai peur. Bien sûr, cette vie, ce n’était pas le rêve, ça devenait de moins en moins supportable… mais enfin, je vivais. Quitter tout ça. Ne plus être. Ne plus être aimé.
Y a-t-il un Dieu? Bien sûr, je le sens, les signes, c’était lui. Je lui dois la vie. Mais quoi après? Le verrai-je face-à-face? Ou bien va-t-il mourir aussi? Dieu, est-ce le monde? Ou «autre chose»? Mais quoi?
J’ai mal. J’ai mal de partout, la vieillesse, c’est inexorable. J’ai peur aussi. Mais encore plus mal que peur. Que vienne la fin, je n’en peux plus. Je suis prêt. Mais est-ce cela, être prêt? Je souhaite la mort, elle seule pourra mettre un terme à mes souffrances.
Le monde gronde, les signes s’accélèrent, m’étouffent, m’accablent. Oui! J’y vais! Seigneur, je viens! Tout tremble, tout est détruit de l’univers. Plus question de reculer. Mort, viens me prendre!
* *
Je suis écrasé. J’ai mal. Tout-à-l’heure, j’ai cru perdre connaissance. Il me semble glisser dans un gouffre sans fond. J’ai mal, j’ai peur, j’ai mal. Pitié, Seigneur! Abrège mes souffrances! Je glisse sur un sol râpeux. Est-ce la mort qui me tire? Je viens, Seigneur! Mais là encore, je dois lutter, je navigue à moitié inconscient dans un ouragan de violences.
Là-devant, Il est là! Une lumière aveuglante, c’était d’abord un point, puis une déchirure, et tout plein, plein… Je voudrais te regarder, Seigneur, mais j’ai trop mal! Je dois fermer les yeux.
Tout-à-coup, je suis ailleurs. Un autre monde. Outre-Monde. Je ne sens plus mon vieux corps, ces limites qui m’entouraient. Je suis mort? Mais qu’est-ce que cette lumière déchirante, même à travers mes paupières fermées? Qu’est-ce que ce vacarme, tantôt si fort, tantôt plus faible, Parfois proche, parfois lointain? Qu’est-ce que ma peau sent, que je n’ai jamais senti?
Je suis lourd, lourd… Et dans le vide, horreur! Plus rien autour de moi, rien à quoi m’accrocher. Une foule d’impressions, toutes plus terrifiantes les unes que les autres, m’envahit, m’oppresse plus qu’avant. Et j’ai peur, peur, plus peur que jamais encore.
Mon Dieu?! Suis-je en enfer? Tout est douleur, cauchemar, frayeur, souffrances. À peine délivré de la vie par la mort, vais-je, dois-je mourir encore? C’est trop, Seigneur! Pitié, je n’ai pas beaucoup pensé à toi avant, mais que veux-tu, j’étais si bien, et ensuite mes soucis… Seigneur… Seigneur!?
* *
(de l’autre côté):
- Regardez, Madame, c’est un garçon! Il crie, tout va bien!
- Oh, je suis contente! On l’appellera Jacques!
2. La naissance de Jacques
Il est venu, je me souviendrai toujours, ce jeudi 26 avril, l’année passée. Qui ça, il? Je ne sais comment l’appeler. Sentiment? Pressentiment? Doute? Certitude? Crainte? Ou plutôt ne serait-ce pas qu’à ce moment j’ai compris, les éléments épars se sont alignés clairement?
Bref, il est venu. Porté par cette chanson de Félix Leclerc, que je cite de mémoire: «La liberté, ami, est au creux d’un cachot, comme la vérité sous l’épaisseur des mots» (1). Puis ce sifflement frêle et ferme, la flamme qui monte en calmes volutes vers le premier soleil… Mais je ne suis plus très sûr, est-ce qu’il ne chantait pas plutôt: «La liberté amie est au fond d’un tombeau, comme la vérité sous l’épaisseur des mots»?
Fragilité porteuse de beauté, épaisseur donnant vérité, liberté offerte par le cachot, vie née de mort. Ou mort de vie?
Tout ça pour moi. La mort est la fleur, la vie le fruit. Ou la vie la fleur, et la mort le fruit. Ou encore: la vie est fleur et fruit, le fruit meurt pour redonner la vie.
«… sont portes grandes ouvertes et escaliers devant à nos âmes enchaînées…»+. Ce mal, là, à gauche sous l’estomac: ma porte ouverte, mon épaisseur d’où viendra… par où je partirai.
Par où je m’en irai.
Ne rien lui dire, surtout ne rien lui dire. Faire comme si. Dès maintenant, finie la transparence, la vie toute partagée. Dès maintenant, place à la comédie. Taire le rongeur dans mon ventre. «Mais non, voyons, je ne suis pas fatigué.»
Il ne faut pas qu’elle se doute. Un moment, je lui dirai. Le moment venu. Quand elle sera préparée. Quand elle pourra le supporter.
* *
Je suis inquiète. Jacques m’inquiète. Toujours fatigué, depuis quelques mois. Peut-être même un an ou deux? Cette tristesse, toujours, dans ses yeux. Il ne pense plus à l’avenir qu’avec beaucoup d’efforts. Et si… Non, ce n’est pas possible! Pourtant…
On le dit, je l’ai lu: une seule maladie peut causer cela. Le… Non, ce n’est pas possible…
- Jacques, tu ne crois pas que tu devrais voir un médecin? (ou peut-être vaudrait-il mieux qu’il ne se doute de rien, jusqu’au bout? Mais il faudra faire quelque chose, il faut, il faudrait… Est-ce qu’on peut faire quelque chose contre le… disons le mot, contre le… cancer?)
* *
L’homme en blouse blanche sourit, de son sourire professionnel.
- Eh bien! Il faudra regarder là-dedans, nettoyer un peu cette tuyauterie! Quand pouvez-vous être hospitalisé?
- J’ai beaucoup de travail en ce moment. Pas avant l’été. J’aurai mes vacances, ça ira tout seul…
- Non, il faudrait faire ça avant, vous comprenez, plus on tarde… Nous sommes mardi. Que diriez-vous de lundi prochain?
- Mais…
- Ce n’est pas grave, rassurez-vous. Pourtant, plus tôt on fait la corvée, mieux ça ira. Ça vous fera deux fois des vacances cette année!
(Des vacances, tu parles! C’est les grandes vacances dès lundi. Des vacances éternelles peut-être…)
- Bon d’accord, je peux m’arranger. Ça me permettra de me reposer ce printemps et de jouir de l’été sans être enfermé dans un hôpital.
(Je serai sûrement enfermé entre quatre planches? Déjà?)
- Allo, l’hôpital. Une entrée pour lundi. Comment? … Excusez-moi, Monsieur Pilet, je reviens dans un instant.
(Il n’y a pas de place, et il veut insister pour qu’on me prenne en urgence; mais pas devant moi. Ah, il revient déjà.)
- C’est entendu pour lundi. À bientôt!
* *
- Docteur, dites-moi la vérité. Je suis prête à la supporter. Qu’est-ce qu’il a?
- Ne vous faites pas de souci, Madame Pilet. Des adhérences sur les intestins et la vessie. Il faut un bon nettoyage. Racler tout ça. En été, il n’y paraîtra plus.
* *
Voilà. Je vais partir pour le bloc opératoire. Les infirmières sourient, ma femme sourit, le docteur sourit. Nom d’une pipette, il faut que je sourie aussi. Et si je ne me réveillais pas?
- À bientôt, mon chéri.
- À bientôt, ma chérie.
Dormir.
* *
- Madame Pilet?
(C’est moi!) - C’est moi.
Je ne me suis même pas rendu compte, je suis debout. Je suis déjà l’infirmière énigmatique dans le long couloir gris-vert.
Bloc A. Bloc B. On tourne. Le docteur est là. Plus besoin d’explications. Sa figure pâle, son geste inquiet.
- C’était plus grave qu’on ne pensait. (Qui ça, «on»?!)
- C’est bien un cancer?
- Toujours les grands mots. Un adénocarcinome, plutôt de grande taille. Et des métastases à gauche et à droite. Mais on a tout enlevé. Tout ce qu’on a pu.
- Il est condamné?
- On ne peut rien dire pour l’instant. Il faudra le nourrir artificiellement. Dans quelques semaines, on pourra se prononcer.
* *
La brume se dissipe. Où suis-je? … Ah oui, l’opération. Je me suis réveillé. Les tuyaux… Saleté, ces tuyaux!
…
Elle est là, à côté de moi. Me parle. Est-ce que j’arrive à lui répondre?
- Ché… rie…
- Ne parle pas, mon amour. Tout va bien. Ils ont enlevé des tas de saletés. Maintenant, tu vas guérir. (Je n’ai pas le courage de lui dire. Du reste, si le docteur ne sait pas, je ne peux rien affirmer. Je ne dois rien affirmer.)
- Chérie! (Elle croit que je vais guérir. Moi, je sais que non. Lui laisser cet espoir, jusqu’à… un moment… Pas qu’elle s’inquiète. Pas qu’elle pense que je m’inquiète).
* *
- Bonjour, Monsieur Pilet!
Une infirmière, joyeuse.
- Comment ça va ce matin, Monsieur Pilet? Bien dormi? Vous avez été sage? (Rester gaie avec lui, il ne doit pas se douter…).
- Oui, oui. (Rester optimiste. Ne pas paraître).
* *
Non, je ne pourrai pas. Il faudra que je lui dise. Je ne suis pas assez bonne comédienne. Jacques chéri, il faut que je te dise… Il aura déjà compris, ces mots suffiront.
- Jacques chéri?
- Oui?
- Ça va?
- Oui, ça va mieux. Je me réjouis déjà de sortir.
- Moi aussi. Comme ce sera bien! (Non, décidément, je n’arrive pas. Je ne peux pas).
* *
- Bonjour Monsieur Pilet! Comment ça va?
- Bonjour Monsieur le pasteur. Ça va doucement, vous voyez… (Le pasteur! Est-ce qu’il vient me préparer?)
- Il faut prendre le mal en patience, Monsieur Pilet. Bientôt, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir. (Ne rien laisser paraître, rester optimiste. Lui faire garder l’espérance).
- Oui, oui, bientôt. (Est-ce que j’ose en parler avec lui?).
- Prions: Seigneur notre Père, toi qui vois les hommes dans leur souffrance, soutiens et garde les malades. Conduis Monsieur Pilet sur le chemin de la guérison. Bénis ceux qui le soignent! Au nom de Jésus, amen.
- Dites, Monsieur le pasteur, la mort…
- Ta ta ta! Vous n’en êtes pas encore à penser à la mort. Vous avez encore de belles années devant vous! Savez-vous que la fille de ma belle-soeur…
* *
Il est à la maison. Deux mois, peut-être, ou un seul. À la grâce, comme on disait. Est-ce que je tiendrai? Est-ce qu’il ne verra pas?
Heureusement, parfois, je peux fuir. Dans la pièce à côté, dans les rues de la ville, ou en forêt. Pour qu’il ne voie pas mes larmes.
* *
Tenir. Tenir jusqu’au bout. Ça ne devrait plus être long. Je suis de plus en plus faible. Qu’est-ce qu’elle doit penser? Tenir. Trois semaines, peut-être plus. Tenir…
* *
- «Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort».
Mort. Jacques est mort. Je suis seule, maintenant. Maintenant, je peux laisser éclater mon chagrin. Maintenant je peux pleurer, c’est normal. Normal. Mais… mais je n’arrive plus à pleurer. C’est épouvantable! Ma figure est durcie, raidie, comme… morte! Non, ce n’est pas vrai! Je ne peux même pas pleurer le jour de son enterrement.
- «Le défunt laisse le souvenir d’un homme estimé pour sa franchise, sa probité et ses excellentes relations humaines…»
Jacques! Le défunt! Mon mari! Mon amour! Qu’est-ce qui se passe? Où suis-je? … Ah oui, enterrement. Restons digne.
- «Et, dans sa longue épreuve, Madame Pilet a toujours tenu la tête haute. Elle a tenu bon, son rôle d’épouse aimante et pourvoyeuse d’espérance, jusqu’au bout…»
* *
- Vous savez, Madame Pilet, celle dont le mari…
- Ah oui! La malheureuse.
- Ils ont dû la mettre à l’hôpital psychiatrique.
- C’est affreux! La pauvre femme! Elle n’a pas supporté.
- C’est horrible! Moi, à sa place…
* *
Jacques, seul.
Jacques, seul mais entouré.
Jacques, seul, était bien.
Jacques, seul, était né.
* *
«La liberté amie est au fond d’un cachot,
Comme la vérité sous l’épaisseur des mots» +
La mort est fleur, la vie est fruit.
La vie est fleur, la mort est fruit.
La vie est fleur et fruit, le fruit meurt pour donner la vie…
(1) Félix Leclerc, «Les escaliers devant»
Jean-Jacques Corbaz, mars 1978
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