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lundi 27 novembre 2023

(Co) Felice le berger calabrais - conte de Noël

À six ans, Felice n’était pas allé à l’école comme les petits garçons de son âge. Le papa de Felice était berger, et il fallait partir avec lui dans les collines caillouteuses garder les moutons, la nuit comme le jour, l’hiver comme l’été.

Dans ces montagnes dures de la Calabre, il n’y a jamais beaucoup d’herbe. Le troupeau a très vite tout mangé, et il faut encore aller plus loin.

Felice n’aimait pas beaucoup cette vie de nomade. Il ne comprenait pas pourquoi ses camarades l’enviaient. «Tu as de la chance», lui disaient-ils, «tu n’as pas besoin de venir à l’école. Tu n’as pas de leçons. Tu es dehors toute la journée».

Bien sûr, Felice était dehors toute la journée. Mais il était souvent aussi dehors la nuit, ou sous la pluie, ou quand les loups attaquaient les moutons. À six ans, Felice travaillait déjà comme un petit homme. Il apprenait à traire les brebis, à préparer les repas, il devait courir pour guider le troupeau avec son chien. Une vie très dure.

Surtout que son père n’était pas un homme commode. Energique, exigeant, il voulait faire de Felice un berger semblable à lui, pour la prospérité du troupeau et de la famille. L’enfant avait peur de son père, et lui obéissait en tremblant.

Parfois, pour se distraire, il se fabriquait des sifflets ou des flûtes grossières dans les maigres arbustes qu’ils rencontraient. Mais très vite, le père le reprenait et ordonnait un nouveau travail pour mettre fin à ces «fainéantises», comme il disait.



À 15 ans, Felice était fort et infatigable. Il aurait connu les moutons comme sa poche, s’il avait seulement eu une poche. Mais son père, de plus en plus âpre au gain, ne faisait aucune dépense inutile. Felice se taillait des loques dans les vieux manteaux de ses parents. Maintenant, ses camarades ne l’enviaient plus, au contraire, ce n’étaient que moqueries ou brimades quand il traversait le village.

Felice n’aurait jamais osé enfreindre un ordre du père. Ce dernier avait tous les pouvoirs. Il savait tout. Il était tout. La plus petite incartade lui valait des coups douloureux.

Un soir, Felice était seul avec le troupeau. Les moutons s’endormaient, le chien somnolait, une oreille aux aguets, et le jeune berger cherchait dans sa cape une protection contre le froid de la nuit. On était en décembre, et le vent glacé sifflait entre les pierres.

Felice se surprit à y deviner un air de son enfance, l’un de ceux qu’il modulait en hésitant sur une flûte taillée à la va-vite. Un air qui criait un besoin d’évasion, en même temps qu’une joie immense enfouie au fond de lui, et qui n’avait jamais pu exploser.

Felice sifflotait entre ses dents, au gré du vent. Le chien dresse l’oreille. «C’est moi, mon vieux, t’en fais pas». Le chien se lève. Le tacatac d’un caillou dégringolant la pente. Felice se tait, écoute.

Le chien grogne. Une forme sombre, là-devant, dans le profond de la nuit. Felice empoigne son bâton. «Qui est là?»

«N’ayez pas peur» dit une voix rude. «Je ne vous veux pas de mal». L’homme s’approche, hésitant. Felice est debout.

Il distingue un visage poilu et broussailleux, semblable à celui de son père. Pourquoi semblable? Il ne le voit pas. La voix est sévère, mais se voudrait douce. N’y parvient pas, faute d’habitude.

«J’habite là-haut, à Malacretta». Il respire bruyamment. 

Felice sait. L’homme sait que Felice sait. Ce n’est pas un inconnu, c’est Orfeo, qui se cache des carabinieri. Orfeo, qui a tué un gendarme. Orfeo, qui rançonne les habitants de la région.

«Que me voulez-vous?»

«Tu es seul?» Felice hésite. A peur. «Euh, n…»

«Si tu n’es pas seul, est-ce que tu accepterais de me donner un coup de main?» La voix est encore plus dure, et plus craintive aussi. «Ma femme est en train d’accoucher, et ça ne va pas du tout, il me faut de l’aide, moi je suis seul».

«Euh…» Felice est acculé. Peut pas dire qu’il est seul, a trop peur de se faire voler. Et peut pas refuser la demande d’Orfeo, qui est presque menaçant dans sa détresse. Peut pas monter avec le troupeau, les moutons sont pas des chamois. Peut pas partir, peut pas rester.

«Orf…» Il n’ose pas dire le nom. «Vous savez, je suis seul».

Voilà, c’est lâché, tout peut arriver, il ne sait même plus s’il a peur. Serre son bâton. Plus peur du père que du bandit, pourtant devant lui. 

La forme noire balance, ne dit rien. Puis soudain disparaît dans la nuit.

«Orfeo!» C’est Felice qui crie, et qui se mord pour ne pas crier, et qui crie encore. «Orfeo!»

L’autre est encore là. Ne dit rien.

«Ne partez pas. Je vais avec vous.»

Toujours sans réponse. Est-ce qu’il est là, ou reparti? Dit, comme avec peine «Viens». Et puis un léger souffle, sifflement dans le vent: «Merci». Mais l’a-t-il dit, ou Felice se l’est-il imaginé?

Le sentier est tortueux, ingrat. Comme la terre. On traverse des buissons qui cachent le chemin. Felice n’était jamais venu ici: le domaine de l’Autre. Qui chasse les intrus à coups de fusil.

Une lumière clignote, encore plus haut. La cabane. Disparaît derrière un rocher, reparaît au tournant d’un pan de montagne. «C’est là.»

Ils entrent. L’Autre est devant. Une bougie éclaire pauvrement l’antre du brigand. Et tout de suite la femme, dans la seconde pièce, sur un grabat. Le ventre gonflé, les yeux fermés, les traits tirés comme un arc au bord de la rupture. Ouvre péniblement les yeux. «Orfeo…»

Il parle, soudain beaucoup. «C’est moi. Tu verras, j’ai trouvé quelqu’un. Il ne dira rien. Un berger. Un berger. Il a aidé des centaines de brebis à mettre bas, quand c’était difficile. À deux, on y arrivera, tirer, pousser, te détendre, ça ira. Un berger.» Il répète, comme si ses mots faisaient entrer des forces dans ce corps aimé, haletant, presque brisé. «Un berger…» Il répète.


Ça dure toute la nuit. Tirant, poussant, lâchant, parlant, pleurant. Le bébé est trop mal engagé. Ça dure toute la nuit, souffrant, criant, gueulant, lâchant, pleurant.

À un moment de répit forcé, Felice se surprend à penser: Dieu, si tu es avec nous, que ça marche, qu’il naisse, qu’elle vive. Dieu, ne sois pas injuste! Si tu es Dieu, pardonne à Orfeo!»

Et puis la lutte encore, des heures. Le bébé est gros, il est coincé de partout. Les trois ruissellent, dans la maison froide.

Et puis, vers le matin, ils ont gagné. Un petit garçon tout neuf est là, sur un vieux linge. Le cou un peu tordu, respirant à peine. La mère est horriblement déchirée. Elle s’est évanouie plusieurs fois. À un moment, Felice s’est demandé comment on fait l’extrême-onction. Mais ils vivent, les deux. Faiblement, très mal, mais ils vivent. Felice se sent fier comme s’il était le père.

Son bébé serré entre ses bras, elle demande en grelottant: «Orfeo, quel jour sommes-nous?» Ils n’avaient pas pensé à ça. Réfléchissent très vite. Il répond: «Le 25… le 25 décembre.»

Ils se regardent. Il y a si longtemps qu’ils n’ont pas fêté Noël.

«Comment l’appellerez-vous?» demande le jeune homme.

«Nous voulions lui donner mon nom» dit Orfeo. «Mais sans toi, tout était fichu. Comment t’appelles-tu?»

Felice repense à Noël, Dieu avec nous *. Dieu était avec nous. Il ment, répond: «Emanuele», Emmanuel.

Dieu avec nous. En redescendant vers son troupeau qui se disperse au soleil levant, frissonnant dans le petit jour, Felice ne peut que dire: «Emmanuel, Dieu avec nous». Il rassemble ses bêtes, les compte. Il en manque une. Dieu avec nous. C’était mon cadeau de Noël. le père me battra, mais j’ai fait un cadeau de Noël.

Emmanuel. C’est vrai, on a fête Noël. 



* Esaïe 7, 14
 

Jean-Jacques Corbaz, décembre 1977    






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