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dimanche 4 janvier 2015

(Co, Pr) L’ÉLIXIR DU PÈRE GAUCHER


L’ÉLIXIR DU PÈRE GAUCHER

- Buvez ceci, voisin; vous m’en direz des nouvelles.

Et, goutte à goutte, avec le soin d’un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me verse deux doigts d’une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise… J’en ai l’estomac tout ensoleillé.

- C’est l’élixir du Père Gaucher, la joie de notre Provence, fait le curé; on le fabrique au couvent. Il vaut toutes les chartreuses du monde! Et si vous saviez comme elle est amusante, l’histoire de ce nectar!
.

Il y a vingt ans, les Pères blancs étaient tombés dans une grande misère. Leur maison faisait peine. Le grand mur s’en allait en morceaux, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Dans les chapelles, le vent soufflait comme en Camargue. Mais le plus triste, c’était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide; et les Pères, faute d’argent pour acheter une cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d’amandier!

Pauvres Pères blancs! Je les vois encore à la procession, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié. Nos moines en étaient venus à se demander s’ils ne devraient pas mettre la clé sous le paillasson.

Or, un jour que cette grave question se débattait au chapitre, le frère Gaucher demanda à être entendu. Simple et balourd, Gaucher était le vacher du couvent. Nourri jusqu’à douze ans par une vieille folle qu’on appelait tante Bégon, puis recueilli chez les moines, il n’avait jamais pu rien apprendre qu’à mener ses bêtes et réciter son Pater.

- Mes révérends, fit-il en se tortillant, je crois avoir trouvé le moyen de nous tirer de peine. Voici comment: tante Bégon, qui me gardait quand j’étais petit (Dieu ait son âme, elle chantait de bien vilaines chansons après boire), tante Bégon se connaissait aux herbes de montagnes mieux qu’un vieux merle. Elle avait composé sur la fin de sa vie un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles années de ça, mais je pense que je pourrais retrouver la composition de cet élixir. Nous n’aurions alors qu’à le mettre en bouteilles et le vendre, ce qui permettrait à la communauté de s’enrichir doucettement, comme nos frères de la Trappe…

Il n’eut pas le temps de finir. Le prieur et les chanoines s’étaient levés pour lui sauter au cou. L’argentier, encore plus ému que les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa cucule… Séance tenante, on décida de confier les vaches à frère Tybule, pour que Gaucher puisse se consacrer à son élixir.


Le bon frère parvint à retrouver la recette. Et, au bout de six mois, l’élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le pays d’Arles, pas un mas qui n’eut au fond de sa dépense un flacon cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d’argent. Grâce à son élixir, le couvent s’enrichit. Le prieur eut une mitre neuve, l’église de jolis vitraux ouvragés; et, dans la fine dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches vint, un beau matin de Pâques, carillonner à toute volée.

Quant au frère Gaucher, pauvre frère lai méprisé du chapitre, il n’en fut plus question. On ne connut désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de grand savoir qui s’enfermait tout le jour dans sa distillerie pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes…

Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n’avait le droit d’entrer, était une vieille chapelle abandonnée, au bout du jardin.

Au dernier Angélus, le révérend quittait ce lieu de mystère pour l’office du soir. Il fallait voir l’accueil dans le monastère! Les frères faisaient la haie sur son passage. L’argentier le suivait docile… Adulé, Gaucher regardait avec fierté les cours plantées d’orangers, les toits bleus où tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloître éclatant de blancheur, les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux avec des mines reposées.

- C’est à moi qu’ils doivent tout ça! se disait le révérend; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées d’orgueil.

Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir…


Un soir, pendant l’office, il arriva à l’église dans une agitation extraordinaire: rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu’en prenant l’eau bénite il y trempa ses manches jusqu’au coude. On crut d’abord que c’était l’émotion d’être en retard; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l’orgue au lieu de saluer le maître-autel, errer dans le chœur durant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis une fois assis, s’incliner de droite et de gauche en souriant d’un air béat, un murmure étonné courut chez les moines. On chuchotait:

- Qu’a donc notre Père Gaucher? … Qu’a donc notre Père Gaucher?

Par deux fois le prieur commanda le silence… Au fond du chœur, les psaumes allaient toujours; mais les répons manquaient d’entrain.

Tout à coup, au milieu de l’Ave verum, voilà mon Père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d’une voix éclatante: Dans Paris, il y a un Père blanc, Patatin, patatan, tarabin, taraban…

Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie:

- Emportez-le! Il est possédé!

Les chanoines se signent. Monseigneur se démène… Mais le Père Gaucher ne voit rien, n’écoute rien. Deux moines vigoureux l’entraînent par la porte du chœur, se débattant comme un exorcisé et continuant de plus belle ses patatin et ses taraban.


Le lendemain au petit jour, le malheureux était à genoux devant le prieur, faisant sa coulpe avec un ruisseau de larmes:

- C’est l’élixir, Monseigneur, l’élixir m’a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir si repentant, le bon prieur en était tout ému lui-même.

- Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme rosée au soleil… Après tout, le scandale n’a pas été si grand. Il y a bien eu la chanson qui était un peu… hum! Enfin il faut espérer que les novices ne l’auront pas entendue… À présent dites-moi, la chose vous est arrivée en essayant l’élixir, n’est-ce pas? Vous aurez eu la main trop lourde. Oui, je comprends. C’est comme le frère Schwartz, l’inventeur de la poudre: vous avez été victime de votre invention. Mais dites, mon ami, est-il nécessaire que vous l’essayiez sur vous-même, ce terrible élixir?

- Hélas, oui, Monseigneur. L’éprouvette me donne bien le degré d’alcool; mais pour le fini, le velouté, j’ai besoin de ma langue.

- Ah. Mais… quand vous goûtez ainsi l’élixir, cela vous semble-t-il bon? Y prenez-vous plaisir?

- Hélas oui, Monseigneur, fit le pauvre Père en devenant tout rouge. Voilà deux soirs, je lui trouve un bouquet, un arôme! Le démon m’a joué un tour. Aussi je suis bien décidé désormais à ne plus me servir que de l’éprouvette. Tant pis si la liqueur n’est pas assez fine.

- Gardez-vous-en, fit le prieur. N’allons pas mécontenter la clientèle. Hm! Maintenant vous êtes prévenu, tenez-vous sur vos gardes. Voyons, qu’est-ce qu’il vous faut pour vous rendre compte? Quinze ou vingt gouttes? Disons vingt. Le diable sera doué s’il vous attrape avec vingt gouttes… Et, pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l’église. Vous direz l’office du soir dans la distillerie. Maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout, surtout… comptez bien vos gouttes!

Hélas, le pauvre eut beau compter ses gouttes… le démon le tenait et ne le lâcha plus. C’est la distillerie qui entendit de singuliers offices!


Le jour, tout allait bien. Le Père préparait ses alambics, triait ses herbes, fines, dentelées, riches de parfums et de soleil… Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que l’élixir tiédissait dans des bassines de cuivre, le martyre commençait.

- Dix-sept… dix-huit… dix-neuf… vingt…

Les gouttes tombaient dans le gobelet. Ces vingt-là, le Père les avalait d’un trait, presque sans plaisir. Il n’y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh, cette vingt et unième goutte… Alors, pour fuir la tentation, il allait s’agenouiller tout au bout du laboratoire, en prières. Mais, de la liqueur encore chaude montait une petite fumée chargée d’aromates qui venait rôder autour de lui et le ramenait vers les bassines… La liqueur était d’un beau vert doré… Penché dessus, les narines ouvertes, il la remuait doucement, et dans les petites paillettes étincelantes du flot d’émeraude, il lui semblait voir les yeux de tante Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant…

- Allons… encore une goutte!

Et de goutte en goutte, l’infortuné finissait par avoir son gobelet plein ras bord. Alors, à bout de forces, il s’abandonnait dans un fauteuil, et, la paupière demi close, il dégustait son péché par petits coups, en se disant avec remords:

- Ah ! je me damne… je me damne…

Le pire, c’est qu’au fond de cet élixir il retrouvait les chansons paillardes de tante Bégon: Trois petites commères… ou: Bergerette s’en va-t-au bois seulette… et toujours la fameuse des Pères blancs: Patatin patatan. Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d’un air malin:

- Eh! eh! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir au coucher.

Alors c’étaient les larmes, le désespoir, et le jeûne, et le cilice. Mais rien n’y pouvait contre le démon de l’élixir; et chaque soir, à la même heure, la possession recommençait.


Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l’abbaye que c’était une bénédiction. Il en venait de Nîmes, de Marseille, d’Avignon… Le couvent prenait un air de manufacture. Il y avait des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d’autres pour le camionnage ou pour les écritures… Le service de Dieu y perdait bien quelques coups de cloches; mais les pauvres gens du pays n’y perdaient rien, je vous en réponds…

Un matin, pendant que l’argentier lisait au chapitre son inventaire de fin d’année et que les chanoines l’écoutaient les yeux brillants, sourire aux lèvres, voilà le Père Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant:

- C’est fini… Je n’en fais plus… Rendez-moi mes vaches!

- Qu’est-ce qu’il y a, Père Gaucher? demanda le prieur, qui se doutait bien de ce qu’il y avait.

- Monseigneur… Il y a que je suis en train de me préparer une belle éternité de flammes et de coups de fourche… Il y a que je bois, que je bois comme un misérable…

- Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.

- Ah! oui, compter mes gouttes. C’est par gobelets qu’il faudrait compter maintenant. Oui, mes frères, j’en suis là. Trois fioles par soirée! Ça ne peut pas durer. Alors, faites faire l’élixir par qui vous voudrez. Que le feu de Dieu me brûle si je m’en mêle encore!

C’est le chapitre qui ne riait plus.

- Mais, malheureux, vous nous ruinez! criait l’argentier.

- Préférez-vous que je me damne?

Pour lors, le prieur se leva.

- Mes Révérends, dit-il en étendant la main, il y a moyen de tout arranger. C’est le soir, n’est-ce pas, mon cher fils, que le démon vous tente?

- Oui, monsieur le prieur, tous les soirs. Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j’en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l’âne de Capitou quand il voyait venir le bât.

- Eh bien! rassurez-vous. Dorénavant, tous les soirs, à l’office, nous réciterons à votre intention l’oraison de saint Augustin, à laquelle l’indulgence plénière est attachée. Avec cela, quoi qu’il arrive, vous êtes couvert: c’est l’absolution pendant le pêché.

- Oh bien! Alors, merci, Monseigneur!

Et, sans en demander davantage, le Père Gaucher retourna à ses alambics, aussi léger qu’une alouette.

Effectivement, à partir de ce moment-là, chaque soir à la fin des complies, l’officiant ne manquait jamais de dire:

- Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté… Oremus Domine…

Et pendant que, sur ces capuches blanches prosternées dans l’ombre, l’oraison courait en frémissant, comme une petite bise sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière les vitres en feu de la distillerie, on entendait le père Gaucher chanter à tue-tête:

Dans Paris il y a un Père blanc, Patatin, patatan; Dans Paris il y a un Père blanc Qui fait danser des moinettes, Qui …

Ici le bon curé s’arrête plein d’épouvante:

- Eh, miséricorde! Si mes paroissiens m’entendaient!  

Adapté d’Alphonse Daudet



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