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jeudi 7 septembre 2023

(Co) Nicolarde, la légende de l’Arborey

 

L’histoire commence en 1567 dans le village de Palézieux. Une jeune fille, Nicolarde, est servante du pasteur. Oh, sans enthousiasme pour la religion, n’allez pas croire. Mais il faut bien gagner sa très maigre pitance!

Nicolarde n’a qu’un enthousiasme dans sa vie, bien dure au demeurant: la forêt. Elle y vivrait jour et nuit, s’il n’y avait tous ces travaux pénibles sous les ordres d’un vieux pasteur autoritaire et plus exigeant qu’un bataillon de négriers!

Alors, dès qu’elle a quelques instants de libre (c’est le plus souvent le soir tombé), Nicolarde sort du village pour se  réfugier à l’ombre bienfaisante et protectrice de la forêt toute proche de la cure, celle de l’Arborey. Ah, ce qu’elle y est bien, à rêvasser, à farfouiller, à observer…

C’est ainsi qu’un jour de printemps, quand la forêt est plus claire que le reste de l’année, Nicolarde, découvrit le secret du bloc erratique. Enfin, «secret», c’est un bien grand mot. Il était là, d’ailleurs, offert, depuis si longtemps.

Comment Nicolarde découvrit le pouvoir du bloc erratique, personne l’a jamais su. Faut dire qu’elle n’a pas les yeux dans sa poche (sic)! Faut dire qu’elle a toujours eu du nez, qu’elle a toujours été des combines louches, et qu’elle est spécialiste pour tremper son bâton dans l’égout à l’endroit précis où grouillent les rats… Certains la disent sorcière.

Faut dire aussi qu’elle la connaît comme ses hardes, la forêt, et celle de l’Arborey encore plus que les autres. L’Arborey… Du gibier tant qu’il faut, à condition de savoir où le déloger. Des sources pures où se baigner, où s’abreuver. Et surtout, l’épais silence des grands bois, qui nous cachent aux regards trop jugeants des villageois. 


Le bloc erratique. Planté là depuis la nuit des temps, au bord d’un ruisseau, pas loin de la source. Suffisait de fouiner un peu à ras de terre; voir le trou, comme un terrier de lapin; se dire qu’un lapin niche pas dans la pierre; agrandir le trou; ramper; entrer. Et voilà.

Dedans, c’est sombre, mais drôlement bleuté. Curieux. D’habitude, le sombre, ça tire sur le noir, pas sur le bleu. Quand ses yeux sont habitués à la nuit douce, elle voit un espace au milieu, comme une espèce de lit. Un lit en pierre, dans la pierre. Tiens. Tiens? Se couche sur le lit, Nicolarde, s’étend pour se reposer, jouir du calme bienfaisant. Ferme les yeux. Et dort.

Dort? Peut-être pas. Sait pas. Pense: ce serait chouette, vivre à une autre époque; changer de temps. Finis les ennuis, le pasteur qui me fait bosser jour et nuit, les gens qui médisent, qui chuchotent «sorcière», finis. Finis les engrinchants, les chasseurs qui dérangent, les villageois qui cherchent du bois, ou des glands, ou qui défrichent, et que je dois fuir. Finis, on saurait pas où je suis, finis les risques de procès, les regards louches, les enfants qui m’évitent; ou qui rient. J’aimerais tant cajoler un enfant. Là-bas, je serais libre, je serais quelqu’un d’autre, ou bien personne, ou bien oiseau-nuage… Là-bas. Mais… quand?

Rouvre les yeux. Ce n’est plus une nuit bleue, mais un petit jour bleuâtre, dans la pierre. Voit à côté d’elle, sur le drôle de lit, un… lapin.


 Quoi? C’était un terrier quand même? Mais non, pas de lit dans un terrier. Alors, quoi?

- C’est moi. Lapin.

Il parle. Ça n’entre pas par ses oreilles, à Nicolarde. Plutôt par son coeur. Et encore, c’est mal dit.

- Oui, je parle. Si on est sur ce lit, on se comprend de toute façon.

Nicolarde en a vu d’autres. Pas étonnée, pas incrédule. Plutôt surprise. Ou curieuse.

- Tu voudrais voyager dans le temps? dit-pense le lapin muet dans le coeur-souffle de Nicolarde. C’est simple. Justement à quoi sert la table. Moi, je viens du futur, pour toi. Mais pour moi, toi tu viens du passé. On se rencontre. Moi, je vais au temps où les lapins étaient plus nombreux en liberté qu’en clapier. Et toi, où voudrais-tu aller?

- Dans son temps, au lapin, pense-murmure Nicolarde dans le coeur du rongeur. Mais c’est quand?

- Pas besoin de me parler à la troisième personne, bougonne Mister longues-oreilles dans l’estomac de la fille ébahie. Question d’habitude. Je viens de 411 ans, 3 mois, 5 jours et des poussières plus loin que toi.

- Comment sait-il? Il sait tout.

- Facile, c’est écrit sur le lit.

Evident. Les lettres bleu foncé sur le bleu clair. Quand on est les deux sur le lit, je pense.

- Et comment on fait, maintenant?

- Eh bien, tu n’as qu’à sortir. Tu es arrivée. Au revoir!

Hésitante, Nicolarde descend du lit. Mais où est la sortie? Pas d’issue. Je suis dans le futur, il y a plus de terre autour du bloc, j’imagine. Faudra creuser.

Voilà: un trou où c’est brun, et pas bleu. Creuse, Nicolarde. En haut, une lumière aveuglante. Ils ont rapproché le soleil, ou quoi? Ils ont inventé des grosses chandelles, plus fortes que le soleil? Mais non, sûrement mes yeux habitués à l’obscurité. Devront s’accoutumer de nouveau au jour.

Sort lentement du trou, fermant-ouvrant les yeux pour les habituer. Puis pense regarder. Ruisseau: toujours là. Tiens, un peu différent. Moins d’eau. C’est l’été?
Forêt? Plus clairsemée. Moins d’arbres, moins de broussailles, moins de cachettes. Mais on peut mieux se promener.

Regarde le bloc: plus petit; plus enfoncé dans la terre. Bon. Boucher le trou, repérer l’endroit. Contourner le bloc. Oh!!

Oh, un chemin, avec des cailloux, juste à côté du bloc. Un grand chemin, presque une grande route. Et en face, droit là, une cabane en bois. Lui faut du temps pour se réjouir: cabane pas très différente.

Bruit. Bruits. Bruits étranges, tiens? Viennent du ciel, de là-bas, de là-haut?  Faudra voir.

Un bruit plus proche. Cailloux: tac, tac. Un cerf? Non, bruit plus régulier, deux pattes: tac-tac-tac-tac-tac-tac. Se rapproche.

Se cacher derrière bloc. Oui. Tac-tac. C’est un homme, sans doute. Drôles d’habits, qui lui serrent les jambes. Il court? N’ont plus de chevaux pour voyager?
Que dira-t-il si je l’appelle?

Tiens, il a un étrange appareil, sur les oreilles et le nez, devant les yeux. Comment voir, avec ça? Mais il voit, sûr: il court.

Il court régulièrement, et longtemps. Ça monte. Qu’est-ce qu’ils ont amélioré?! Ou: si c’était une machine? Mais non, un homme, à part les habits, et l’appareil sur le nez. Et c’est pas possible, faire une machine comme ça.

  


Nicolarde le voit presque plus. Trop tard pour lui demander. Attendre un autre.
Attendre. De nouveau le calme. Promener, aller voir là-bas… Où? Partout à la fois. Commencer par descendre.

Descend la route, Nicolarde. Tiens? Des gros troncs, coupés net. Avec quoi? Tout est si nouveau…

L’orée de la forêt, là-dessous. La clairière d’autrefois? Non, beaucoup plus de lumière: la clairière, bien plus grande.

Rejoint une plus grande route, à plat. À gauche, reste dans le bois. À droite, la clairière ou… Aller voir? Peur?!

Prend son courage à deux mains, et du même coup la route à droite. 

D’abord, tout semble immense. «Ils» ont ouvert le monde!? On voit loin, très loin, beaucoup moins de forêts. Beaucoup plus de maisons, de bruits… Des grosses maisons grises, plus hautes que les églises. Trois ou quatre étages, peut-être.
Heureusement, le pré est toujours comme avant. Mais il y a un fil qui en fait le tour, porté par des piquets. Derrière: des vaches.

 

Touche le fil. Aïe!! Le fil l’a secouée si fort qu’elle est tombée. Cochonnerie de fil! Un peu comme une ortie, mais beaucoup plus fort. Le fil ne veut pas qu’on le touche. Pour pas que les vaches partent, peut-être?

Et la route! Regarde la route: très plane, gris foncé, pas de cailloux ni de terre. 

Encore une nouveauté!

Pour reprendre ses esprits, rentre dans le bois, Nicolarde. Retrouve la forêt amie, la mousse, le ruisseau. Presque pas changés, à côté du reste.

Slap-slap-slap-slap… Encore un bruit régulier, presque comme l’autre. Même rythme. Le même homme-qui-court? Un autre? Se cacher ou l’aborder? Mais quelle langue lui parler: patois, français, ou le peu d’allemand appris à la cure? Et si ça avait complètement changé?

Immobile, presque paralysée, voit le même que tout-à-l’heure. Même «habit» devant les yeux. Il passe à côté d’elle. Tourne la tête. Dit «bonjour», et continue sa route.

Pense très vite «Bonjour, c’est du français, il doit parler français. Il faut le retenir, il va partir…»

- Monsieur?

- Oui? Il se retourne. Drôle d’accent. S’arrête.

- Monsieur, je veux vous demander quelque chose.

Il revient. L’air surpris. (Il doit me trouver drôlement vêtue).

- Parlez-vous le patois?

- Le patois? Hélas non. Pourquoi?

- Quelle langue parlent donc les gens? Moi, je ne parle bien qu’en patois.

- Vous n’êtes pas d’ici? Les gens parlent le français.

- C’est déjà ça. Je suis d’ici, mais… (Hésite. Lui raconter?) C’est compliqué… (Il va me croire folle) Vous allez me croire folle (Mais peut-être qu’il connaît le secret de la pierre? Que tout le monde le connaît?) Je viens d’un autre temps.

- Hein? Comment est-ce possible?

- Euh… (il ne connaît pas) Dans le bloc erratique, la pierre blanche - enfin elle n’est plus très blanche…Je ne sais pas comment c’est possible, c’est la première fois…

- Mais c’est formidable! Montrez-moi ça!

Explications. Visite du lieu. Commentaires. 

- C’est génial! De quand venez-vous?

- Vous comptez toujours d’après Jésus-Christ?

- Oui, heureusement, ça simplifie.

- C’était l’an 1567, le 15 mai. Et vous (compte péniblement): 1978! Le… 20 août! (ça va l’épater, c’était écrit sur la pierre) C’était écrit sur la pierre.

- Ah bon! Voyons: c’était le début du temps des Bernois.

- Ils sont toujours là?

- Non, non, on les a chassés en 1798.

- Alors, il n’y a plus de pasteurs?

Dans les yeux de l’homme, lueur ahurie, puis incrédule, puis immense sourire.

- Oh, que oui! Vous allez rire, je suis justement pasteur!

- Ah… (mince alors! Mais peut-être que ça a changé? Peut-être différent de Maître Pierre? Il a l’air si jeune) … Je suis… euh… j’étais servante du pasteur de Palézieux.

- C’est rigolo, je suis pasteur à Palézieux aussi. Alors on habite la même maison? Enfin, elle a été complètement refaite.

- M’étonne pas, elle était déjà bien vieille. 

- Vous vous entendiez bien avec le pasteur?

- Euh… (aïe, aïe, aïe!) pas tellement…

- Il était sévère avec vous, je pense?

- Euh… Oui, assez. Vous avez une servante, aussi?

- Non, heureusement!

- Ah? Mais des domestiques, des cochers, des… ?

- Non, non: aujourd’hui, nous avons beaucoup de machines qui simplifient les travaux.

- Et les domestiques alors, qu’est-ce qu’ils font?

- Il n’y en a presque plus. Tout le monde travaille pour soi. Mais à la réflexion, on peut dire que les domestiques aujourd’hui sont les ouvriers qui fabriquent les machines.

- Est-ce que c’est mieux de construire des machines que de travailler pour un maître?

- Sais pas. Peut-être un peu. Ou peut-être pas… Mais dites-moi, comment c’était, de votre temps? Que faisiez-vous?

- Toute la journée, je travaillais pour Maître Pierre, le pasteur. Cuisiner, nettoyer la maison, élever les enfants. Lessives. Réparer les habits. Recevoir les paroissiens. Porter des messages, donner à manger aux pauvres. Parfois nourrir le bétail, les chevaux, les poules, les lapins…

- Et le reste du temps, que faisiez-vous?

- Ça ne vous suffit pas? Je travaillais tout le jour. Parfois même la nuit.

- Je veux dire, euh…vous n’aviez pas de loisirs?

- ? … ?

- Des moments où vous pouviez vous promener, discuter avec vos amis, aller à l’auberge…

- Quand Maître Pierre était de bonne humeur (pas souvent), ou quand il était absent. J’aimais aller rêver dans la forêt. Mais vous, vous en avez beaucoup, de… de…

- Loisirs. Moi, pas tant. Des fois, je peux aller courir, comme maintenant.

- À quoi ça vous sert?

- Ben… à rien! J’aime ça! C’est ma façon de me promener, et même de me reposer.

 


- Et autrement? Vous faites toujours comme Maître Pierre? Je veux dire: aider les pauvres, réprimander ceux qui ne viennent pas au culte, veiller à la discipline, à la morale des paroissiens…

- Oh non, plus tant. D’ailleurs, les gens sont libres de faire ce qu’ils ont envie; ils ne sont plus obligés d’aller au culte, par exemple.

- Hein? C’est formidable!! Enfin… Excusez-moi, j’oubliais…

- Non non, je trouve aussi que c’est formidable. Chacun a le droit de décider.

- Mais… il y en a beaucoup qui viennent encore?

- Ben non, très peu. Mais ils aiment venir, donc ça compense!

- Mais alors, qu’est-ce que vous faites?

- Des tas de choses intéressantes. Par exemple visites aux paroissiens, surtout les plus âgés et les malades, pour les soutenir. Beaucoup de groupes: groupes de jeunes, groupes de catéchisme pour les adolescents ou pour des adultes qui veulent approfondir leurs connaissances; former des paroissiens pour qu’ils enseignent aussi le caté… Le plus agréable, c’est de réfléchir avec les personnes sur ce qui les intéresse.

- Qu’est-ce qui intéresse les gens?

- Certains, c’est le sens de leur vie: pourquoi ils vivent, à quoi sert ce qu’ils font. D’autres, c’est la société: la politique, les guerres, les moyens de préserver la nature… 

- Il y a encore des guerres? Avec tout ce que vous avez inventé, vous n’avez rien trouvé contre?

- Euh…

- Et la nature? Quand on regarde autour de nous, on ne dirait pas que les gens voudraient la préserver.

- On essaie, mais c’est difficile!

- Je ne vois pas en quoi tout ce dont vous parlez est le travail d’un pasteur…

- Rassurez-vous, il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui se demandent la même chose!

- Vous ne voulez plus commander aux gens, leur dire ce qu’ils doivent faire?

- Non, et je ne crois pas que ce soit la meilleure méthode. Jésus l’utilise rarement. Il est préférable que chacun décide lui-même ce qu’il doit faire, si possible à la lumière de ce que dit et fait le Christ dans la Bible.

- Je n’y comprends pas grand-chose. Dites, il y a encore des gens qu’on accuse de sorcellerie?

- Non, non… Enfin peut-être parfois, mais on ne les torture plus pour ça. Car il y a des quantités de choses qu’on ne connaît pas encore - par exemple voyager dans le temps. Des fois, on appelle ça sorcellerie…

- Alors, je suis peut-être bel et bien une sorcière?

- De tous les temps, ceux qui sont différents, ceux qui dérangent, on ne les aime pas. Jésus, déjà…

- Tiens, je n’avais jamais vu la chose comme ça. Mais vous êtes aussi un peu sorcier, puisque vous connaissez maintenant le truc de la pierre blanche!


   Bavardent encore longtemps, dans cette chaude matinée d’août. Nicolarde n’ose pas revoir le village. Trop peur? Emotions? De nuit peut-être? De nuit sûrement. 

Attendre encore.

On a tout le temps.


Et puis, vivre. Se mettre à vivre dans ce monde nouveau. Essayer. Toujours au début ce mélange de crainte, d’enthousiasme et d’émotion. L’émotion, ça se durcit, l’enthousiasme, ça se tasse, ça devient réalisme. Reste la crainte.

Crainte déplacée, mais pas changée: situation légale, papiers, domicile, profession, lois et règlements. Les enfants ont toujours peur, les villageois toujours aussi méfiants. Souvent curieux; ou alors indifférents.

- Vous venez d’où? - Que faites-vous? - Pourquoi? - Comment? - Ah? - Oui…
Moments de loisirs, retrouver la forêt. Change peu, la forêt. Amie, fidèle. Disponible, a le temps. Elle comprend, elle. A tant vécu.

Un matin, plus lasse que d’habitude, repartira, Nicolarde. Dans son temps ou dans un autre, repartira. Découvrira encore, toujours, la difficulté de vivre. D’être compris. Aimé.

Seules restent: la nostalgie. Et la forêt.

Et Dieu, peut-être, au milieu d’elle?

 


Jean-Jacques Corbaz, mai 1978  





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