Alors, délivré du souci de gagner sa vie, il s’est consacré à sa grande passion: l’astronomie. Dans l’ancien galetas de la maison, il a fait installer un petit observatoire, avec un télescope et cette coupole qui retient le regard. C’est là qu’il passe une bonne partie de ses nuits, à contempler la marche des étoiles et des planètes, calculer les dates des éclipses et des comètes, et surtout admirer les merveilles d’un ciel brillant tel mille paillettes d’or sur fond bleu velours... C’est magnifique!
Pendant la journée, Gaspard... dort. Il se réveille vers midi, et ... il s’ennuie un peu en attendant la nuit! Pour passer le temps, il écrit des livres, prépare des conférences, ou rédige des articles pour quelques revues. Il vient d’ailleurs de recevoir un prix important, en récompense de ses travaux scientifiques: une grosse somme d’argent. Mais que va-t-il faire du paquet de billets de banque, gagnés à cette occasion? Il l’a déposé provisoirement dans un petit coffre, chez lui. Certains de ses collègues ont fait cadeau de prix semblables à des institutions de bienfaisance... Oh, c’est une chose à voir.
Il faut dire encore qu’aux yeux des habitants de ce quartier, l’astronome Gaspard passe pour un original. Quand il marche dans la rue, il est tellement perdu dans ses pensées qu’il en oublie de saluer ceux qu’il rencontre: - “Bonjour, M. Gaspard, ça va?” - ”mmm...” - “Bonjour, Gaspard!” ... Pas de réponse. C’est à peine s’il s’adresse de temps en temps à la femme de ménage qui vient chaque semaine nettoyer chez lui. Elle doit faire bien attention de ne pas déranger les papiers de son bureau. La première fois qu’elle est venue, il lui a dit: - “Vous savez, Mme Dufey, si vous touchez à une seule des feuilles sur lesquelles je travaille, eh bien c’est vous qui écrirez le prochain article pour la revue SCIENCE ET VIE !”
Gaspard n’a pas d’amis, sauf peut-être le syndic de la commune, qui habite dans la maison voisine. Ils ont été tous les deux à la même école, et, quand ils se voient, ils se font un bout de conversation par-dessus la clôture qui sépare leurs jardins.
Les jours suivant les jours, on arrive à la veille de Noël. Autrefois, chez Gaspard, on préparait une belle fête de famille. On chantait des cantiques, le père ouvrait sa Bible, et lisait le récits des bergers, et celui des mages... et cette dernière histoire plaisait tout spécialement à Gaspard! Autrefois. Mais à présent, tout cela est bien loin. Tout est différent: plus de famille, plus de cantiques, plus de Bible ouverte... En cette soirée du 24 décembre, Gaspard est seul. Et il veut rester seul. Son unique compagnie, ce seront les étoiles et les planètes. Il monte donc à son observatoire, ouvre la coupole, et commence à regarder le ciel.
Tout-à-coup, il voit, parmi les astres immobiles qui scintillent, un corps lumineux, une étoile... qui avance? Gaspard, très intrigué, suit le déplacement de ce point lumineux. Qu’est-ce que c’est? Et il est plus étonné encore quand il le voit brusquement s’arrêter - quel étrange phénomène! Il repense alors à ce verset des Noëls de son enfance: “L’étoile que les mages avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu’au moment où, parvenue au-dessus de la maison où se trouvait le petit enfant, elle s’arrêta.” Ce souvenir fait que l’astronome, sans réfléchir, abaisse son télescope et voit, aussitôt, l’image d’une maison sur une colline. “Tiens, le centre des réfugiés et des prisonniers de guerre!” se dit-il.
En effet, depuis quelques mois, cette ancienne maison accueille des soldats blessés par un terrible conflit, en Syrie, ainsi que des familles de sans-abri, dont les habitations ont été détruites par les bombes. Ces gens ont tout perdu à cause de la violence. Il y a des hommes, des femmes, des enfants, entassés dans cette vieille bâtisse qui avait été longtemps abandonnée. Ils y vivent dans une grande pauvreté, augmentée encore par l’éloignement de leurs familles, de leurs amis. Beaucoup de leurs proches ont d’ailleurs été tués, certains ont disparu, plus personne n’a de leurs nouvelles. Inquiétude, colères d’impuissances... On est bien loin de la paix douce du premier Noël!
Une chose encore est dure pour ces victimes: la population de notre petite ville n’est pas très chaleureuse avec eux. Ce n’est pas qu’on y soit raciste ou ennemi des étrangers, non; disons plutôt qu’on y vit chacun pour soi - et Dieu pour les autres... On s’occupe de ses voisins, de celles et ceux qu’on aime, mais, plus loin: il y a tant de choses à faire! D’ailleurs, le syndic lui-même l’a dit à Gaspard: “Il faudra que j’organise une action en faveur de ces gens, par exemple un appel public pour que les citoyens partagent un peu avec eux. Il faudra. Il faudrait...” Mais le syndic est tellement occupé... Il n’a jamais rien fait.
Et maintenant, dans cette nuit de Noël, Gaspard regarde la vieille maison. Grâce à son télescope, il voit les gens comme s’il était tout près d’eux. Et il découvre vraiment leur misère. Des armoires quasi vides, presque sans provisions et sans habits, alors que l’hiver perce les murs mal entretenus. Des bébés qui pleurent, de faim, de froid. Des enfants qui se courent après parce qu’ils n’ont pas de jouets pour s’amuser autrement. Pas de livres, ni d’ordinateurs. Pas d’instrument de musique. Juste une vieille télé qui montre des images pleines de parasites, des images de guerre...
Un long moment, Gaspard reste les yeux fixés sur ces blessés, ces étrangers. Il en oublie ses étoiles et ses planètes. Des années durant, il n’a été attentif qu’aux problèmes scientifiques qui remplissaient sa tête. Ce soir, peut-être parce qu’il s’est rappelé de la naissance de Jésus, il sent dans son coeur des sentiments qui se réveillent, des sentiments qui le poussent à agir.
Gaspard quitte son télescope et descend à son appartement. Il met dans deux grosses valises tout ce qu’il peut comme habits chauds, une couverture, et aussi des biscuits, du chocolat, du thé. Il reste un peu de place... Gaspard hésite quelques secondes, puis il ajoute les bougies qu’il avait achetées pour décorer sa maison, demain Noël, la bonne bouteille qu’il s’était promis de boire avec le syndic, un de ces jours.
Gaspard enfile son manteau. Dehors, il fait froid. Mais il revient à son bureau, ouvre le coffre et... lentement, prend l’enveloppe qui contient les billets de banque. Le prix qu’il a reçu, il sait ce qu’il va en faire. Puis il sort dans la nuit, avec son chargement.
Dans la vieille maison, sur la colline, c’est une incroyable surprise pour ces soldats blessés et ces familles de réfugiés. À peine Gaspard est-il entré qu’on se rassemble autour de lui, on s’appelle, on s’agite... On se partage les habits, les cadeaux, dans une joie étonnée, et l’argent. Des paroles s’échangent. Les regards brillent. Gaspard, le solitaire, le savant perdu dans ses étoiles, découvre soudain d’autres valeurs: le plaisir de faire des heureux, qui ne s’y attendaient pas, et le bonheur d’une amitié qui commence. On l’emmène vers un lit, au fond de la pièce: une jeune femme toute pâle y est couchée, qui serre un nouveau-né dans ses bras. La couverture sera pour elle.
Sur le chemin du retour, Gaspard a beaucoup à penser. C’est vraiment étrange, cette lumière, dans le ciel, qui s’est arrêtée. Et toutes ces ressemblances avec l’histoire de Noël. On lui a même dit que la jeune femme et son bébé s’appellent Meryem et Emmanuel. Il entend encore son père lire dans sa Bible: “On appellera cet enfant Emmanuel, ce qui veut dire DIEU AVEC NOUS”. Et puis, Gaspard, c’est aussi le nom qu’on a donné à l’un des mages, qui étaient les premiers astronomes... Bien sûr, le Sauveur n’est venu qu’une seule fois dans le monde, mais il a dit un jour: “Tout ce que vous faites pour l’un des plus petits des humains, mes frères, c’est pour moi, Jésus, que vous le faites.”
Gaspard se promet de revenir régulièrement vers ses nouveaux amis, tellement il a eu de joie à leur contact. Et surtout, il va parler avec le syndic pour qu’il n’oublie pas d’encourager les habitants de la petite ville à monter eux aussi vers la vieille maison. Et à découvrir à leur tour le bonheur de cette rencontre.
Voilà ce que pense Gaspard, en rentrant chez lui, dans la nuit qui s’achève. Il n’a pas le sentiment d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire; juste un geste de bonne volonté. Un geste qui lui aura surtout fait du bien à lui. Quel fabuleux Noël! C’est sûr, il ne l’oubliera jamais.
Hubert Roulet et Jean-Jacques Corbaz
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