La braise de sa pipe se soulevait sous la chaleur de l’allumette comme la lave au volcan; comme un corps de femme brûlé par la passion, songeait Berthe en le regardant. Mais lui n’avait pas l’air passionné. Si jeune, et pourtant si sec. Un peu gris. La quarantaine. Célibataire. Encore…
Justement.
-Ecoutez, tante Berthe, tante Elise, j’ai des choses importantes à vous dire. Je vais me marier. Je sais, je ne suis plus tout jeune. Mais je suis le seul homme dans cette maison depuis la mort de mon pauvre père. Si on veut qu’il y ait encore des Candaux dans la ferme, c’est le dernier moment pour en fabriquer!
Berthe Candaux soupira. Sa soeur Elise trembla légèrement. Du moins la cadette l’imagina. On ne savait jamais, avec cette vouîpe qui ne savait que se réjouir du malheur des autres, comme si ça pouvait diminuer les siens.
En un éclair douloureux, tout passa encore une fois, la millionième peut-être, dans le coeur de Berthe. Ce grand amour, quand elle avait 18 ans. Son premier amour. Son dernier amour. Elise, qui avait deux ans de plus qu’elle, était jalouse de ce beau militaire venu de loin qui parlait déjà mariage après quelques semaines. Quand même! Elle avait tout fait pour dresser ses parents et Henri, son frère aîné, contre le jeune intrus. La cadette qui se mariait avant elle, non, exclu!
Elle parvint à son but. Le refus tomba, tranchant et inexorable, sur les deux amoureux qui ne savaient que rêver. Victor - il s’appelait Victor - s’en alla, et Berthe ne put plus le revoir.
Cet amour rongea son coeur comme une tumeur. Son visage se flétrit également, et nul passant ne rêvait plus devant les volets de la ferme Candaux. Car chacun savait combien Elise avait mauvais caractère, et elle non plus ne vit jamais le prince charmant.
Et la vie à la ferme déroula ses longs jours d’été, de travail incessant; et ses longues veillées d’hiver, de raccommodages et de discussions aigries. Henri s’était marié, ses enfants avaient grandi, et Berthe comme Elise, sans rien dire, cultivaient la rancoeur dans leur solitude. Au milieu de cette joyeuse famille.
C’est peu dire que Berthe et sa soeur trimèrent pour leur frère. Elles furent l’une et l’autre le moteur du domaine et de la maison, tâchant d’oublier les chagrins du passé dans le travail - et quand elles étaient fatiguées tâchant d’oublier leur corps meurtri en se souvenant du passé.
Tant que les parents avaient été là, ils avaient mis tout le baume qu’ils pouvaient sur les meurtrissures qui se rouvraient lors des chocs entre leurs trois rejetons. Mais après ce long hiver où l’un suivit de peu l’autre sous l’épaisse couche de neige, dans cette terre dure sur laquelle ils s’étaient tant courbés, tout se détériora. Face à l’extérieur, certes, ils tentaient encore de faire bonne figure; mais entre eux c’était souvent la guerre froide. Parfois, ils refusaient même de se parler et communiquaient par signes; voire à quelques reprises par écrit.
Cependant, ils ne pouvaient se séparer. Henri avait besoin des bras de ses soeurs, main-d’oeuvre efficace et bon marché; et celles-ci n’auraient pas su où aller sinon, ayant passé toute leur existence dans la petite ferme.
Mais maintenant qu’elles approchaient de la soixantaine, que leurs bras devenaient plus lourds et moins utiles, elles redoutaient ce moment où l’on n’aurait plus besoin d’elles.
Et voici que Jean, le fils d’Henri, voulait se marier. Elles savaient qu’il n’y avait pas de place dans la maison. Elles savaient aussi que Jean n’avait pas d’argent pour l’agrandir. Elles savaient…
Berthe n’eut même pas la satisfaction de se dire qu’une seconde fois sa soeur et elle étaient unies dans la même infortune. Toute cette rancoeur accumulée allait maintenant être libérée par ce détonateur si redouté. Elles partiraient, oui, mais chacune de son côté.
Elise pourtant, plus habile, avait prévu le coup et réservé la parade. Moins résignée, elle avait déjà pris contact avec l’unique maison de retraite de la ville proche, objet rare en ce temps-là. Contre de menus services, elle aurait la pension gratuite et un modeste salaire.
Ce fut sans un mot de remerciement de la part de Jean que Berthe s’en alla, un plat matin d’automne - lorsque tous les fruits eurent été récoltés. Elle avait fini par dénicher une maigre chambre et un petit emploi chez un veuf qui cherchait quelqu’un pour l’aider dans son commerce.
Cet homme était sympathique et sans histoires. Et voilà que, presque imperceptiblement, le coeur de Berthe s’était remis à battre. Peut-être, peut-être, oui, pourquoi pas? peut-être voudrait-il l’épouser… À eux deux, ils feraient bien repartir la petite affaire, et pourraient se préparer des jours plus tranquilles. Après tout, à 57 ans, elle n’était pas si vieille.
Pendant trois ans, elle travailla avec toute son énergie. Et c’est vrai, elle était devenue indispensable. Elle était tout aimable avec Frédy, le patron, qui le lui rendait. De mariage il n’était pas encore question. Mais il fallait laisser le temps à la blessure de se cicatriser. Il avait eu une union heureuse, lui.
Le temps fit son office, en effet. Frédy devint peu à peu plus souriant, plus détendu. Il avait parfois l’air presque heureux. En tout cas, consolé.
La braise de sa pipe, quasi la même que celle de Jean, se soulevait, mais plus grise. Il l’avait convoquée un jour dans son bureau «pour une question importante». Depuis quelques semaines, il parlait de racheter de nouveaux meubles, il évoquait même un possible remariage…
Berthe ne songeait plus à la passion. Tout juste à la sécurité et à une vie heureuse. Simplement heureuse. Le coeur battant, elle était entrée; et maintenant elle attendait. Il avait l’air gêné. Il cherchait ses mots. Serait-il timide, tout-à-coup? C’est drôle, je lui découvre aujourd’hui des traits de caractère.
Elle se mit à le détailler. Ses lèvres, qui frémissaient en préparant sa déclaration; ses rides pâles et parfois légèrement tremblotantes; ses épaules larges, mais un peu affaissées, elle les connaissait, pourtant il lui semblait qu’elle les redécouvrait. N’était-ce pas le front de Victor?
- Ecoutez, Mademoiselle Candaux, je crois vous avoir déjà dit que je souhaite me remarier.
Elle ne savait plus où elle était; elle siégeait soudain sur un trône de velours rouge, et des laquais chamarrés s’empressaient autour d’elle.
Mais il continuait. Elle l’entendait à peine.
- J’ai enfin trouvé la femme qu’il me fallait pour m’aider à tenir la boutique.
Berthe ouvrit la bouche, mais ne put proférer aucun son. Qu’aurait-elle pu dire? Mais il continuait toujours.
- Par conséquent… euh… je suis navré pour vous… euh… mais je… je n’aurai plus besoin de vos services… euh…
Le trône de velours avait soudain pris feu et les laquais ricanaient sournoisement. L’un d’eux, le plus laid, ressemblait justement à Elise. Mais pourquoi?
Elle se leva.
- Restez assise, Mademoiselle. Je vous suis infiniment reconnaissant pour les services que vous m’avez rendus. J’espère que vous comprenez. Sans vous…
Elle ne comprenait plus, elle n’écoutait plus. Vacillante, elle se dirigea vers la porte.
Ce fut dans la rue qu’on la retrouva, évanouie, comme morte. À l’hôpital, elle ne se souvenait de rien.
Et quand, trois semaines plus tard, l’infirmière toute joyeuse lui annonça fièrement la nouvelle, elle ne répondit rien. Elle pouvait quitter cet hôpital calme et blanc. Elle pouvait. Elle devait.
Où irait-elle? Retourner chez Frédy ou chez Jean était hors de question. Elle n’avait même pas été à l’enterrement de sa belle-soeur.
La maison de retraite? Sa soeur y siégeait et menaçait de faire tous les esclandres du monde si Berthe la rejoignait.
Un peu plus tard, quand l’infirmière retourna vers elle pour organiser sa sortie, un corps blanc et misérable pendait, inerte, attaché par deux lacets à la barre supérieure de la fenêtre.
Mais il y avait comme un petit sourire qui perçait sur ses lèvres. Elle semblait murmurer «Victor».
Jean-Jacques Corbaz, septembre 1975
(Voir aussi le poème ci-dessous «Il y avait - le coeur des deux côtés» écrit par Victor, après son départ pour la Légion africaine. Mais il n’a jamais osé l’envoyer à Berthe).
Il y avait - le coeur des deux côtés
(poème de Victor, parti à la Légion africaine)
Il y avait
Des mers et des terres à traverser
Il y avait
Tant de silence, tant de craintes
Et pas de rythme pour nous unir.
Il y avait
L’air trop pur
Et moi qui l’était pas assez
Il y avait du vide, trop de vide, tout en était rempli
Il y avait
Toi et moi
Mais il n’y avait pas nous.
Il y avait
Il y avait tant de choses encore, du froid, du froid
Il y avait
De part et d’autre des mains vides
Mains tendues vers ce nous
Qui ne nous venait pas.
Il y avait
Des humains inconscients, vieillissants
Des humains qui ignoraient tes mains
Il y avait ce désert entre nos coeurs
Et ce coeur entre tes mains.
Il y avait le sable sec, la bouche sèche
Un oued sans souffle
Et l’infinité
Il y avait, il y avait trop de passé
Que notre futur en était sans issue
Et sans présent. Surtout sans présent.
Il y avait de l’amour qui saignait
Tant d’espoir enfumé
Il y avait nos deux voix qui s’essoufflaient
Nos deux murs qui nous figeaient
Et le tic-tac du temps qu’humectaient nos silences
Et le tac-tic du temps qui vole, éon perdu.
*
Il y avait toi
Il y avait moi
Il n’y avait pas nous.
Il y avait ton coeur souffrant
Et le mien
Et ce grand rien
Entre les deux.
Il y avait ta vie
Ma vie
Mais que faut-il rester?
On a le coeur des deux côtés.
Il y avait la mort
Qui a la peau dure
Qui dure
Qui
Qui veut rester
Il y avait la mort, il y avait surtout la mort
Qu’on voit toujours ressusciter.
*
Il y avait tout ça
Et pas assez de nous là au milieu
Il y avait trop de toi et de moi
Trop de douleurs et trop d’adieux.
Il y avait
Il y avait
Mais, dis-moi
Qu’est-ce qu’il y aura?
Deux coeurs
Lourds
Deux côtés
Sourds
Et un chagrin et une mort et rien qu’un nom
- Amour -
Qui nous réuniront
Un jour.
Jean-Jacques Corbaz, 31 juillet 1975
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